[center]Le serpent ardent[/center]
Le serpent ne savait pas depuis combien de temps il évoluait dans cet univers clos. Il ne savait plus ce qu'il était... mais peut-être n'en avait-il jamais eu conscience. Il se divisait en segments ; sa reptation n'entraînait cependant que la partie antérieure de son corps, les portions postérieures se contentant de suivre sa trace.
Il était le serpent ardent.
Sa prison dépouillée et verdâtre était constituée d'un terrain rectangulaire de dimensions réduites et de quatre murs kantikos, qui se présentaient sous la forme de surfaces de brume lumineuse. Traverser l'une de ces parois mystérieuses ne faisait que ramener à la cloison opposée. Quant au plafond, inaccessible pour le serpent, ce n'était qu'une surface de verre opaque.
Il ignorait pourquoi il avait été enfermé là . Il n'avait qu'un objectif en tête : le noyau d'énergie, plus petit que sa tête, qui n'était pas très loin.
Il fonça droit devant et dévora la sphère. Son organisme d'une efficacité froide assimila la totalité de l'énergie et l'utilisa pour s'étendre.
A la recherche d'une autre proie, le serpent vit apparaître un second noyau. Il commençait à s'habituer à ce cycle, cette absurde chaîne alimentaire à deux maillons. Il se disait que quelque part, peut-être au-delà du plafond de verre, quelqu'un connaissait le sens de tout cela.
Il vira à angle droit et fondit sur le noyau. Quand il l'eut dévoré, il s'allongea encore, couvrant une plus grande partie du sol. A présent, un mur kantiko était droit devant lui. Il s'y précipita, se retrouvant de l'autre côté du terrain rectangulaire... et l'espace d'un instant, il vit l'amusant paradoxe : son appendice caudal disparaissait sous ses yeux dans la paroi lumineuse, loin devant lui. La queue se rematérialisa dans le sillage du serpent, comme tout le reste de son corps auparavant.
Après avoir dévoré un troisième noyau, le reptile segmenté fut envahi par la stupéfaction : une chose avait fait intrusion sur son territoire. Une créature abominable, aux pattes arachnéennes. Il fonça à la rencontre de l'intrus, qui semblait déjà perdre de sa substance... la nouvelle proie s'évapora avant qu'il ne l'atteigne.
Rageur, le serpent ingéra un énième noyau. Il se replia plusieurs fois sur lui-même, prenant garde à ne pas effleurer ses propres flancs, porteurs, pour une raison qui lui échappait tout autant que le reste de son univers, d'un feu ravageur. C'était pour cela qu'il était appellé serpent ardent, parce que sa nature paradoxale, lui interdisant de toucher son propre corps, était faite de flammes. Si le feu rencontrait le feu, il disparaîtrait dans le néant. Comme un grand penseur l'avait affirmé un jour dans une autre dimension, il était dangereux de croiser les effluves. Ainsi était la malédiction du serpent ardent.
Une nouvelle bête venait de pénétrer dans l'environnement clos. La prenant de vitesse, le serpent la consomma et l'intégra à son organisme avant qu'elle ne disparaisse. Il gagna encore en longueur. A présent, les flammes de ses flancs, émettant une lumière presque douloureuse, illuminaient tout l'environnement.
Dix noyaux et trois insectes ingérés plus tard, le serpent ardent prit conscience d'un problème qu'il n'avait point appréhendé. Gagnant sans cesse en longueur, il ne pouvait que finir par rencontrer ses propres flancs. Mais il ne pouvait point cesser ses repas. Qui sait, peut-être que sa survie en dépendait ? S'il observait le jeûne, finirait-il par disparaître tel le premier arachnide dont il n'avait pu s'emparer ?
Aussi il poursuivit le cycle.
La situation devenait critique. Se repliant sur lui-même selon un dédale inextricable, le reptile utilisait les murs kantikos pour se jouer des limites du terrain. Mais rien n'y faisait : l'énergie-matière, cette force même qui lui avait donné naissance, signait sa perte de par sa persistance à accroître sa taille lors de sa digestion.
Il filait dans les replis de ses propres segments, cherchant une sortie. Le labyrinthe devenait de plus en plus angoissant. Les insectes et arachnides monstrueux qu'il ingérait de moins en moins fréquemment - car son propre corps, envahissant peu à peu tout l'espace disponible, le gênait dans ses déplacements de prédation - semblaient se rire de lui, de sa prétention à survivre. "Ne sais-tu donc pas que tout a une fin ?" paraissaient-ils lui dire. "Nous pouvons bien ricaner, car tu n'as pas compris l'essentiel, pauvre serpent ardent ! Tout comme nous, tout comme tout être vivant, partout, tu n'es né que pour mourir. Accepte ton sort, qu'espères-tu obtenir ?"
L'horreur l'envahissait.
Et après avoir franchi un dernier mur kantiko, il entra en collision avec sa propre chair. La malédiction du serpent ardent s'accomplit ; le contact des flammes avec les flammes embrasa son essence et il se consuma dans un hurlement, un ultime cri d'effroi, car il venait de comprendre toute l'ironie de son existence, opposé du symbole de l'Ourobouros : il ne s'était mordu la queue que pour en trépasser.
En ce lieu cloisonné, aucune éternité, mais la promesse atroce d'une fin torturée.
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Dernière édition par Raphychou le 19 Juin 2005, 19:57, édité 1 fois.
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