Hé bien, j'ai mentionné la chose suivante en passant dans une autre discussion - je ne me souviens plus laquelle - il y a quelques temps : rendre aux Etats leur rôle premier.
Qu'est-ce qu'un Etat ? Ou plus exactement, qu'est-ce que l'Etat, au sens l'institution ?
C'est à la fois la somme de ses citoyens, mais c'est également d'avantage, puisqu'ils se soumettent à son autorité, lui concédant donc une part de leur indépendance, en échange des bénéfices qu'il est supposé leur apporter - le premier étant la sécurité à tous les niveaux, suivant le principe comme quoi l'union fait la force : cet Etat, à qui soixante millions de gens en plus de moi se sont ralliés, est supposé me défendre plus efficacement que je ne pourrais le faire seul.
Pendant des siècles, pour ne pas dire des millénaires, les gens ont attendu de l'Etat, quelle que soit la forme qu'il endossait à l'époque, qu'il veille sur eux et leur assure sécurité et protection. J'en profiterai pour écorner une idée reçue tenace sur ce qui a conduit à la Révolution en 1789 : le peuple, dans son écrasante majorité, n'est pas scandalisée, comme aujourd'hui nous pourrions l'être, par les privilèges qu'une minorité (noblesse et clergé) s'octroyait, mais par le fait que ladite minorité, incarnation de l'Etat, ne remplissait plus ses devoirs, à savoir fournir la protection attendue et s'occuper de l'intérêt général. L'épisode de Louison Chabry, parisienne qui marcha, en compagnie d'une foule de ses conseurs, sur Versailles en octobre 1789 pour forcer les portes du palais et se jeter au genoux du roi Louis XVI pour lui dire qu'à Paris, on a faim, illustre bien cette attente. Le roi, incarnation de l'Etat-nation, est sommé de remplir son rôle de protecteur à tous les niveaux : ici, nourricier, protégeant contre la famine.
Il ne faut donc pas entendre la protection au sens purement physique - face à une horde barbare brandissant haches et massues - mais au sens global : notamment économique.
C'est précisément face à ce nouveau besoin de protection que les anciennes formes de gouvernement ont échouées. Comme je le dis plus haut, ce qui cause la Révolution de 1789 en France, c'est l'incapacité de la monarchie à faire face aux problèmes d'une économie moderne naissante. La réponse à cet échec a en général été le système libéral : l'Etat, admettant ne pas pouvoir répondre aux attentes de ses citoyens, leur refile le problème en leur laissant le soin de s'organiser par eux-mêmes. Je pourrais embrayer à partir de là sur les concepts de demande et d'offre qui lui répond, d'entrepreneurs privés, etc. mais je pense que ce serait superflu, je crois être assez compréhensible.
La société libérale est la conséquence de l'échec des Etats d'il y a deux siècles à assumer leur devoir de protection face aux nouveaux périls induits par la transformation des sociétés et l'apparition des économies modernes.
Quelque part, c'est bien à cela que tente de répondre le communisme et sa "réappropriation de l'outil de production par le travailleur"...
Faut-il confier tous les moyens de production à l'Etat, et le transformer ainsi en une sorte de Big Brother, qui déterminera nos besoins et y répondra ? Je ne pense pas que ce modèle de société bureaucratique soit approprié, car à sa façon, il sera aussi aliénant que celui dans lequel nous vivons : ce sera troquer un système déshumanisé et inhumain pour un autre, la nomenklatura bureaucratique remplaçant la nomenklatura libérale. Mais ce n'est que mon opinion.
Pour ma part, je pense qu'un système hybride, voie médiane entre ces extrêmes, serait plus indiqué. La doctrine interventionniste, qui admet cette évidence que le marché est dénué de conscience - dans tous les sens du terme - et qu'il faut donc le contrôler et non le laisser s'auto-réguler, serait déjà un pas en avant à mon sens.
Mais le prélude à toute reprise en main du tissu économique sera, de mon point de vue, une réforme en profondeur de l'Etat. Ca me fait mal de l'admettre, mais je suis d'accord avec Mr S. quand il dit qu'il faut du changement. Seulement pour moi, le changement, c'est d'envoyer chier Bruxelles et l'Europe telle qu'elle se met en place qui érige en vertus fondatrices les principes de libre-concurrence et de totale libéralisme, condamnant à mort le principe même de service public. Et celui-là , qu'il ne se réjouisse pas trop vite de me voir le défendre : si j'en défends le principe - et encore, une certaine vision -, je ne défends certainement pas la forme qu'il a prise aujourd'hui, celle d'une aristocratie bureaucratique que je condamne précisément un peu plus haut...
Comme tu le dis si bien, Arkh, "dans la pratique, chaque entité continuera de suivre le chemin de ses propres intérêt". Cela signifie, pour moi, que chaque entreprise agira pour la défense de ses intérêts, et non dans l'intérêt global. Pour moi, c'est à l'Etat d'être le défenseur de celui-ci. Tu dis que la moral ne peut exister qu'à l'échelle de l'individu ; je dis qu'il faut qu'elle se transmette à l'Etat. Que celui-ci agisse non en fonction de ce qui sera le plus rentable - comme le fera une entreprise - mais de ce qui sera le plus profitable à ceux dont il a la charge, ses citoyens.
Commencer par clairement définir et attribuer ce rôle à l'Etat, voilà la pierre fondatrice du nouveau système qui devra remplacer le système libéral, à mon sens.
Oh, et à tous ceux qui me traiteront de doux rêveur et reprendront en choeur l'antienne "C'est comme ça et on n'y peut rien", je rappellerai une vérité toute simple, tellement évidente qu'on s'est dit qu'il n'était pas la peine de l'enseigner, ce qui doit expliquer son oubli : la société existe pour servir l'Homme. Améliorer ses conditions de vie. L'Homme bâtit des sociétés pour vivre mieux qu'il ne le ferait seul. Pas l'inverse. Ce n'est pas à l'Homme de se soumettre au système. Ce n'est pas le système qui doit passer en premier. Chercher à préserver coûte que coûte le système est une aberration. Il faut d'abord se demander s'il profite à l'Homme, si sa disparition et son remplacement par un meilleur système ne seraient pas préférables. Quand je regarde le monde dans lequel je vis, je me dis qu'il est plus que temps de passer à autre chose, et qu'il faudrait arrêter de se dire "C'est comme ça, on s'en prend plein la gueule et on y peut rien, essayons de faire en sorte que ça tienne encore vingt ans pour que la génération suivante puisse à son tour s'atteler au problème".
On a le choix : soit on surmonte tout seul, comme un grand, la force d'inertie ; soit on attend qu'une force supérieure nous y contraigne. Pour faire une métaphore à deux balles, on peut décoller son cul de la plaque chauffante qui est en train de s'allumer, en se disant que c'est bien d'être assis, mais que si on reste à va se brûler ; ou on peut attendre que la chaleur grimpe jusqu'au point où la douleur sera telle qu'inertie ou pas, on se lèvera, le cul en feu. Ca fait déjà un sacré bout de temps qu'on serre les dents en se disant que la chaleur n'est pas si insupportable. Mais il arrivera bien un moment où on ne tiendra plus, et ce sera bien plus douloureux de se lever à ce moment-là , brûlé au troisième degrès, que de se lever maintenant - et se lever maintenant sera de toutes façons bien plus douloureux qu'il ne l'aurait été avant que ça commence à brûler...
_________________ Il est facile de distinguer les jours où je suis de bonne humeur de ceux où je suis de mauvaise humeur : les premiers, je me définis comme obscurantiste et professe que l'Humanité a désespérément besoin d'être ramenée au niveau technologique d'il y a trois siècles ; les autres, je me définis comme nihiliste et professe que le meilleur avenir auquel l'Humanité puisse aspirer, c'est une extinction sans douleur.
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