Au premier sang
L'attente se fait longue, mes pensées s'égarent dans la clairière, attirées par les reflets dorés du feuillage, les mystérieuses profondeurs du sous-bois, le bruissement du vent dans les arbres. Je fais un rêve éveillé, bercé par une étrange musique qui semble s'élever des hauteurs, un air aux notes légères et malicieuses. Mon sang bouillonnant se refroidit à l'approche du crépuscule, au fil de cette journée qui n'en finit pas. Peut-être ne viendra-t-il pas ici, dans ce recoin de nature. Peut être ce soir ne sera-t-il pas celui de ma mort.
« Ha vous voilà , seul, comme entendu. J'ai bien cru ne jamais vous trouver dans ce bois infernal. Vous n'auriez pas osé vous déshonorer, n'est-ce pas ? »
Sa voix réveille la colère que j'avais apaisé. Je serre la garde de mon épée de plus belle, en proie à cette envie animale d'en finir avec cet homme. Il le sent, je le sais, il le lit dans mon regard et me renvoie d'un rictus narquois à ma propre impuissance.
« Mais qu'entends-je ? Vous avez amené quelqu'un, un musicien venu accompagner votre fin d'un air de circonstance ? Présentez-le moi, au moins. »
La musique s'est faite plus présente, insistante, moins irréelle. Je lève les yeux vers la frondaison à la recherche de sa mystérieuse source, sous le regard impatient de mon ennemi. Quelqu'un se dissimule non loin de nous, j'en ai la certitude.
« Hola, montrez-vous, le musicien ! Que faites-vous ici ? »
Finement observé, jeune homme. Mais ne devrais-je pas vous retourner la question ?
La musique s'est tue et nous restons figés au son de cette voix légère, comme descendue du ciel. Et puis elle se montre à nous, jeune femme vêtue d'une robe cramoisie, les cheveux roux noués de rubans. Elle s'installe nonchalamment sur une souche, laissant voir une belle harpe cuivrée.
Le soleil vous regarde, vous qui comptiez régler votre querelle en solitaires. En cette si belle soirée, m'accepteriez-vous pour arbitre ?
Je me sens mal à l'aise et m'apprête à protester, mais mon cher rival ne m'en laisse pas le temps. Dégainant son arme, il me défie avec sa morgue usuelle.
« Pourquoi pas, ma belle, cet éternel épris de justice pourra constater que je ne fais pas usage de félonie au cours de ce duel. »
Ha, vous me plaisez bien. Que le duel commence !
Me voilà pris au piège. Je ne suis même pas en garde que déjà , je dois esquiver une fente de mon adversaire, qui se contente de gratifier mes protestations d'un sourire féroce. Nos lames s'entrechoquent brièvement sous les rayons dorés du crépuscule, tandis que le chant s'élève à nouveau, vivace et inquiétant.
Cesserez-vous au premier sang ? J'ai une idée amusante, que pensez-vous de vous prêter à un jeu en ma compagnie ?
D'un coup d'oeil je regarde l'inconnue qui nous scrute de son regard brillant, tirant de ses fines habiles sa mélodie entêtante. Suis-je le seul à me méfier d'elle, cette inconnue qui me paraît si peu humaine ?
Le gagnant sera celui qui m'offrira le sang de son adversaire, laissez-vous porter par mon chant et donnez donc un beau spectacle.
« Quelle est cette folie ? Pourquoi devrions-nous vous obéir, notre affaire n'est pas la votre et je n'ai nulle envie de me prêter à vos demandes sordides ! »
Son rire cristallin se perd dans les replis de son ample collerette. Sans cesser de jouer, elle se tourne dans ma direction tandis une ombre s 'étire dans son dos, interminable et menaçante. Des ailes, d'immenses ailes d'insectes, voilà ce que cachait cette créature, les ailes d'une terrible fée rouge !
Pourquoi ? J'aime être servie, mais je peux tout à fait aller quérir ce que je veux en personne.
La messe est dite. La mort dans l'âme, je me remets en garde. L'instant est tragique. Sous le dernier regard du soleil nous mettons à nouveau nos vies en jeu. Nos fers se croisent, s'évitent, cherchent les chairs sans les trouver. Les cordes vibrent de plus belles, hâtant nos gestes de leurs notes, poussant nos coeurs à s'enhardir. La chanson accélère encore et toujours, elle efface toute fatigue et toute peur. Les pointes d'acier s'approchent, déchirent nos vêtements en vain. Nulle goutte de sang n'est encore tombée.
Soudain le sonate s'achève dans une ultime envolée. Le crépuscule nous baigne d'une lumière rougeâtre, moi et mon cher ennemi. Ma lame a percé son bras et la sienne ma jambe. Je me sens étrangement serein, quand son visage trempé de sueur grimace de peur. Sans demander son reste, le lâche détale dans les profondeurs obscures de la forêt, me laissant à terre, la cuisse trempée de sang vif.
Voilà enfin mon présent, vous fûtes parfaits, parfaits, vraiment.
Vive comme l'éclair, la fée s'est penchée sur moi et palpe ma blessure. Je profite de son inattention pour l'observer plus en détails et découvre ainsi ses yeux mordorés, captivés par l'épaisse tâche brunâtre sur mon pantalon. Rapidement, elle écarte le tissu et découvre la plaie. Tant de sang s'écoule, et pourtant sa présence m'apaise.
Nous ne pouvons laisser ça ainsi.
Elle trempe un doigt dans le flot carmin, puis ses lèvres. Je ris intérieurement de ma naïveté. Ma vie s'écoule dans la gorge de cette créature et je me laisse emporter par le flot. Dans mon agonie je crois entendre à nouveau un air enchanté si proche et si différent, trop amer pour être celui de cette voleuse de sang. Ma main s'égare dans ses cheveux, tandis que l'obscurité me happe.
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Comme une enfant prise en faute, Carmine s'écarte et trébuche sur l'homme affaissé. Du dos de la main, elle essuie maladroitement le sang de ses lèvres. Telle un spectre, la fée noire se dresse dans les derniers rayons du jour, sa toge noire secouée par le vent. De sa flûte argenté monte une mélodie accusatrice, une mélopée funèbre.
Mais quand cesseras-tu ? Je te découvre chaque jour plus cruelle, Carmine.
Elle se dirige vers le moribond de son pas léger, dardant son regard sombre sur sa soeur apeurée qui s'écarte à reculons, pour la laisser ausculter le duelliste. Les yeux baissées, la fautive savoure la dernières gouttes de son repas.
Il va s'éteindre. Est-ce toi qui l'a tué ?
La fée noire agrippe la coupable, découvre ses habits maculés, cherche ses prunelles fuyantes. Son index pointe le ventre gorgé de sang.
Jusqu'où te mènera ton appétit ? Vas-tu laisser longtemps ton ventre te dicter ta conduite ?
Contre toute attente, Carmine se fend d'un sourire.
Le tien crie famine, ma pauvre Obsidiane, et près de nous un innocent se meurt. Sers-toi, plutôt que de laisser la faim ternir ton humeur.
Obsidiane vacille, hésite alors que sa soeur à son tour l'enserre, ailes rouges contre ailes cendrées.
Le soleil n'est plus, va, puisque personne ne nous regardera. Toi et moi ne faisons que suivre les traces de la mort, nous ne la précédons pas.
Tu me mens, Carmine, ho, comme tu me mens.
Sa harpe à nouveau en main, la fée rouge en tire une poignée de notes espiègles. Déjà son esprit songe au fuyard, égaré dans les bois.
Les plus beaux mensonges sont ceux auxquels on a envie de croire.
D'un battement d'ailes, elle disparaît dans les hauteurs. Au coeur de la nuit naissante s'élève un chant joyeux et cruel.
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ho ce sera mon dernier texte en ces lieux, je pense