Le bleu du ciel.
Il y avait longtemps que je ne l’avais admiré, ce bleu. A une époque depuis révolue, j’ai même su la raison pour laquelle il avait cette couleur.
J’ai oublié pourquoi, mais cela ne m’empêche pas de flâner en le regardant, la tête vide, à reconnaître telle ou telle forme dans les nuages, comme un gamin rentrant de l’école.
Mes pensées sont interrompues par le grondement d’un camion qui passe près de moi.
Je lui accorde un bref regard, avant de reporter mon attention sur le ciel. Pourtant, je n’arrive pas à retrouver l’état d’esprit que m’a fait quitter le véhicule.
C’est amusant.
Jamais autant de personnes n’avaient observé le ciel que durant ces dernières années, et pourtant je dois sûrement être l’un des seuls qui prend encore son temps à regarder le ballet de ces nuages blancs qui changent de direction au gré des vents dominants.
Peut-être suis-je fou.
Tant mieux, ainsi je suis à ma place dans ce monde.
J’éternue. Sûrement quelque chose dans l’air.
Je continue ma promenade, en jetant de temps en temps un coup d’œil autour de moi, mais les visages tristes, la misère toujours omniprésente m’ôtent mon mince sourire des lèvres. Alors je relève la tête, pour être à nouveau dans les nuages.
Ils me fascinent. Quand on fait le vide dans sa tête, il est facile de reconnaître des formes familières dans ces amas de vapeur d’eau ou de fumées chaudes.
Je reconnais une rue, je tourne au carrefour pour la suivre, contournant au passage un sans-abri avec son caddie plein de nourriture volée sûrement je ne sais où.
Ma toux me reprend, plus forte qu’avant. Je me passe le mouchoir sur le visage pour éviter de salir mes vêtements lors de l’éternuement.
La chaussée est en mauvais état, et je manque de me fouler la cheville.
C’est vrai, la semaine dernière, la rue, comme une grande partie du quartier, a été le théâtre d’une grande manifestation, je crois. Enfin, cela n’a plus d’importance.
Des rêveurs comme moi. Sauf qu’eux étaient un peu plus fous que je ne le suis. Moi, je me contente juste de rêver tout seul, et de suivre mon chemin dans un monde en perpétuel changement, plutôt que de vouloir à tout prix le conserver pour maintenir un hypothétique âge d’or.
Mon petit tour de la ville s’achève, et je commence à prendre le chemin du retour vers mon appartement, toujours la tête dans les nuages. J’aperçois, entre les nuages, des petits points et des traits passant d’éclaircie en éclaircie, comme un message que Dieu nous aurait envoyé en Morse.
Mon regard s’attarde sur les nuages au loin.
Sale temps.
Je vois les éclairs depuis le boulevard dans lequel je viens de m’engager. Je n’aperçois que les plus intenses, dont la lumière s’est reflétée sur les nuages.
Je jette un coup d’œil à ma montre, avant de me rappeler qu’elle ne fonctionne plus. Je devrais la changer, sûrement.
Je relève la tête vers les nuages, et je regarde, toujours souriant, les nuages sombres, à présent agités de petits éclairs, qui se rapprochent lentement de la ville.
Je sors du centre-ville, et j’arrive dans une rue inhabituellement vide. Cette rue me ramène directement chez moi, telle une dernière ligne droite.
Malgré ma récente fascination pour les nuages, je jette un coup d’œil à un de ces monuments pour touristes, symbole d’une civilisation passée, puis je reprends ma marche.
Je regarde les nuages.
L’un deux me fait penser au visage de ma fille. J’esquisse un sourire, tandis que le nuage change de forme au moment où le vent prend une nouvelle direction.
Je pousse la porte de l’immeuble où j’habite.
La concierge, présente dans sa loge, est aussi en train de tousser, et, lorsqu’elle me voit, me demande un remède contre sa toux. Comme tout bon docteur, je sors un flacon de ma sacoche, ainsi qu’une seringue. Je la rassure, tant sur le flacon que sur la seringue, lui assurant qu’il s’agit d’un excellent remède contre ces quintes de toux.
Je plante la seringue dans son bras, et j’appuie. Elle me remercie. Je repars alors, toujours souriant, sans dire un mot. L’ascenseur est bien évidemment en panne, comme depuis une semaine. Je prends alors les escaliers.
J’ouvre la porte de mon appartement, et vois ma fille unique, mon trésor courir vers moi. Je lui offre mon plus beau sourire, et la prends dans mes bras.
Elle mange copieusement, puis va dans sa chambre.
Je lui raconte une belle histoire, jusqu’à ce que, à peine quelques minutes plus tard, elle s’endorme.
Je suis devant ma fille endormie le pouce dans la bouche.
Je pleure en silence, en regardant par la fenêtre.
Je vois les nuages, et me décide.
Je ressors la seringue, et refais les gestes faits il y a une heure avec la concierge. Alors, sans un bruit, je me dirige vers la cuisine.
J’y retrouve mon épouse, qui remet la vaisselle dans le lavabo, empilée proprement.
Le petit flacon est resté ouvert, sur la table. Elle le referme. Je vois son visage. Elle pleure. Elle ne dit rien, elle pleure. Nos regards se sont croisés, et elle sait. Elle le savait, elle l’avait accepté, mais cela ne l’empêche pas de pleurer, bien au contraire.
Je la prends dans mes bras, et elle éclate et hurle sa peine et sa douleur.
Je lui dis tous les mots réconfortants que je peux trouver, puis, lorsqu’elle me libère de son étreinte, je sors de ma sacoche un autre flacon. Elle prend deux gélules de ce flacon, et les avale.
Jusqu’au bout, son regard et le mien restent croisés.
C’est mon tour.
Je prends les gélules, et je jette un coup d’œil par la fenêtre.
J’avale.
Lentement, je m’endors. Je me remémore la semaine.
Cette manifestation d’étudiants me captivait depuis qu’elle avait débuté. Ces jeunes idéalistes demandaient la fin de la crise qui secouait le monde, au nom de la coexistence et d’autres concepts qu’à peine un pour cent devaient appréhender réellement.
Je regardais le dernier flash d’information quand la télévision s’éteignit brutalement. Au même moment, les fenêtres furent inondées de lumière. Je ne sais pas combien de temps je restai, aveuglé par l’explosion.
La première chose dont je me souviens après, c’est le nuage. Ce magnifique et grandiose nuage, dont la forme nous était à tous si familière.
Je crois que c’est à partir de ce moment que je n’ai pas cessé de regarder les nuages.
Puis, quelques jours plus tard vinrent les premières quintes de toux.
Je savais ce qui m’arrivait à moi, à ma famille et aux autres.
Lorsque je regardais à l’horizon, je ne voyais qu’une seule chose : le nuage qui se rapprochait lentement, mais sûrement.
Le moment venu, elle a rajouté un somnifère puissant à son repas. Ainsi, elle n’a rien senti.
Je vais m’endormir.
Pardonnez moi.
Je l’ai fait, pour ma fille, pour ma femme, pour nous.
Peut-être que je continuerai à observer les nuages. Mais cette fois, ce sera d’en-haut.
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