Quelqu'un l'observe. Une femme, dans un long manteau de renard roux, une belle jeune femme, dont les cheveux noirs tombent délicatement dans l'ombre de son capuchon bordé de fourrure, se tient sur le seuil de l'oratoire, à quelques mètres au-dessus de lui. Peut-être la messe s'achève-t-elle car un rai lumineux passe par la porte et derrière elle on entend un orgue jouer ; et la jeune femme tient à la main un bréviaire incrusté de diamants.
Mais tout cela, Tony ne le sait pas.
- Les Royaumes du Nord
L'étude de la Croisée des Mondes (His Dark Materials en anglais) pose d'emblée un problème assez rare dans le roman d'aventure : quel personnage revêt véritablement le statut de héros dans l'oeuvre ? Lyra ? Il est certain que le lecteur fait un sacré bout de chemin avec elle, mais, à plusieurs occasions, on s'en trouve séparé. Will ? Ou encore la scientifique Mary Maloney ? Peut-être est-cela qui fait l'une des spécificités de ce roman : tour à tour, chaque personnage important revêt les aspects d'un personnage principal.
Il en est un, cependant, dont l'importance ne cessera jamais de décroître au fil du récit, qu'il soit présent ou absent. Le membre le plus actif du conseil d'Oblation, une veuve qui est tout sauf éplorée : Mme Coulter.
[spoiler]
Non, je ne ricanerai pas !
D'emblée, Mme Coulter nous est présenté, dans
Les Royaumes du Nord, comme le personnage de la "méchante" : elle est le bras armé de l'Eglise et du conseil d'Oblation qui a décrété que la Poussière était un fléau dont il faut absolument se débarasser et, par voix de conséquence, que le lien entre les enfants et leurs daemon doit être détruit le plus tôt possible.
Cependant, il est très intéressant de noter que Mme Coulter ne revêt cette fonction que dans un seul des volumes de la trilogie, elle apparaît presque comme un prétexte pour introduire les forces de l'Eglise. En effet, il faudra peu de temps pour que la jeune femme se concentre sur son objectif premier : Lyra, sa fille illégitime.
Dans un premier temps, Mme Coulter s'intéresse à Lyra par le biais de l'Eglise, qui cherche à comprendre qui est cette enfant dotée de pouvoir de divination phénoménaux. Et c'est là que le personnage prend sa dimension première : tout comme Will, Lyra et les sorcières, elle tente de percer l'énigme de l'aléthiomètre. Avec des méthodes bien à elle, il faut bien le dire.
Cependant, ce premier parallèle est intéressant : Mrs Coulter est animée des
mêmes questionnement que sa fille. Elle recherche la connaissance. Ce sont les moyens qu'elle utilise qui pervertissent son questionnement. En effet, tout comme Lyra finit par comprendre qu'il est en effet possible de séparer un humain de son daemon sans pour autant les tuer tous les deux, la jeune fille va finir par connaître son statut par l'échange, au travers de son errance à travers le monde.
Marisa, elle, part du principe que la fin justifie les moyens : elle torturera donc sans pitié ses otages (casser un doigt à mains nues O_o), ou recourera à son charisme démentiel pour soutirer des informations.
C'est dans cette course sans merci que le lecteur se rend compte de la puissance phénoménale de Mme Coulter : créature polymorphe, celle-ci ne se départit pas de son aisance au milieu des salons ou parmi des guerriers endurcis. Son mental phénoménal lui permet même de contrôler des spectres, chose que même les sorcières pensent impossible.
Appelez-moi manman
Cependant, si la conclusion de
La Tour des Anges nous montrent une Mme Coulter plus déterminée que jamais dans ses ambitions, le retournement qui s'opère dans
Le Miroir d'Ambre est tout à fait étonnant. Brusquement, Marisa abandonne toutes ses prétentions et son désir de connaissance pour se consacrer à sa fille. Cependant, Pullman se refuse à nous montrer ce personnage, jusque là connoté très négativement d'un point de vue moral, comme atteint d'une soudaine illumination : l'amour que porte Mrs Coulter à sa fille est comme tout le reste : passionné, excessif, et finalement nuisible. L'égoïsme de la jeune femme éclate de plein fouet lorsque l'on s'apperçoit qu'il lui convient tout à fait de veiller sur une Lyra inconsciente, aux frontières de la mort.
Etrangement, c'est à la suite de sa rencontre (très brève) avec Will que Marisa va connaître un changement de comportement étonnant : toutes ses actions sont à présent tournées vers un seul objectif : sauver sa fille, quoiqu'il arrive. D'un égoïsme forcené, Mrs Coulter passe à un altruisme presque fanatique, comme le montre la scène du dirigeable. Lorsqu'elle considère sa mort, Marisa la considère comme "une préoccupation secondaire" par rapport au fait de désamorcer la bombe qui risquerait d'anéantir Lyra.
De la même façon, son combat contre Métatron, l'être le plus puissant au monde, a pour seul objectif de permettre à Lyra de grandir. L'idée de sauver le monde d'un "conseil d'Oblation permanent" ne fait même plus partie de ses préoccupations.
Marisa ne connaît donc pas le rachat de ses fautes à travers ce statut de mère qu'elle se découvre dans l'oeuvre. Ce serait d'ailleurs aller contre le mouvement général de l'histoire : elle choisit simplement d'orienter sa puissance individuelle (qui est, rappelons-le, phénoménale), dans une direction dans laquelle elle sent que sa vie pourrait avoir un sens.
Love me tender, love me true
Ce qui confère à Mme Coulter son statut aussi particulier dans l'oeuvre, ce n'est pas tant son ambiguité (qui ne l'est pas dans cette fiction ?) que son statut unique, à plus d'un titre. Tout d'abord, il est très intéressant de noter qu'elle est la seule à être une véritable apatride. En effet, chaque autre personnage de l'histoire possède un lieu qui lui est très fortement rattaché : il s'agit de Jordan College pour Lyra, des péniches pour les gitans, de sa forteresse pour Asriel, etc. Mme Coulter, elle, ne fait que transiter par différents lieux, sans jamais y trouver sa place : sa mort en est une parfaite illustration. Elle ne trouvera pas le repos, et continuera à mourir indéfiniement. Personnage tout en transitions, elle apparaît presque comme le véritable guide du lecteur à travers l'oeuvre dans sa dernière partie.
D'autre part, son emprise sur les événements est telle que, même lorsqu'elle n'est pas présente, on peut ressentir son influence. L'exemple de Lyra est le plus flagrant : la meilleure arme de la jeune fille est son incroyable capacité à mentir, qui ne sera prise qu'une fois en défaut. Cette capacité est presque génétique, s'apperçoit-on rétrospectivement : elle lui vient de sa mère. Aucun doute là -dessus, lors de la rencontre de Marisa avec Métatron. "Lyra avait menti au roi des ours avec ses mots. Sa mère mentait avec toute sa vie." écrit Philip Pullman. Ce sont les mensonges de Mrs Coulter qui vont tisser une grand part des événements du récit.
Enfin, il n'est pas exagéré de dire que l'on sent une immense tendresse de la part de Pullman pour ce personnage : Marisa est, à l'image de Milady, la femme qui évolue dans un milieu d'hommes, et qui se montre bien plus habile qu'eux. Certes, ses intentions sont moralement répréhensibles, mais il y a une jubilation indéniable à la voir parvenir à ses fins.
Mrs Coulter n'a rien d'une héroïne, elle est juste à mon sens, le personnage le plus marquant de
A la Croisée des Mondes. Ni monstre ni martyr, elle est le personnage qui, d'un bout à l'autre du roman, agit selon ses croyances profondes et ses convictions, qui accepte l'échec pour en tirer un enseignement. Il ne vient pas à l'idée du lecteur de voir son sacrifice comme une rédemption, il est juste la dernière façon qu'a trouvé la jeune femme pour rester fidèle à elle-même...
Marisa Coulter a donc vécu toute sa vie avec résolution et classe.
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Oh, une dernière chose. Le casting du film
A la Croisée des Mondes est actuellement en cours. Que diriez-vous, pour notre chère Marisa de
Non ?