Il amenait avec lui l'odeur de la chair brûlée et des gaz de combat. L'espace d'un instant, l'entrée du cercle intérieur fut envahie d'une clameur féroce, accompagnée de râles et suppliques. Lui titubait entre les colonnes autrefois splendides de ce hall. Presque aussi vite qu'elle était venue, l'intrusion cessa. Les portes du seuil furent refermées derrière les cadavres jetés à la hâte. Le cercle pouvait à nouveau goûter à la tranquillité, indifférent au massacre qui se déroulait à sa périphérie.
Il leva une visière noircie et désormais inutile. On l'avait oublié dans la confusion. La garde ne se préoccupait plus que de sa propre survie, et partout résonnait le bruit des bottes affolées. Passant devant une galerie encore intacte, il entraperçut son reflet. Les flammes avait noirci son attirail et uniforme, ne laissant pour signe distinctif que le bandeau rouge qui ornait son bras. Quelqu'un d'approchant aurait trouvé au milieu de son visage deux yeux emplis de rage et d'horreur derrière une joie féroce, car il venait d'atteindre le cercle intérieur.
Le sommet de la ruche différait, disait-on, totalement de la mégalopole. Les casernes n'étaient qu'un faible éclat du pouvoir de l'Omniscient. Il allait voir ces lieux interdits depuis toujours aux gens de son espèce. La mort omniprésente lui devait bien ça, elle qui ne voulait pas poser ses griffes sur l'archi-tyran. Le sang à demi consumé se détachait de son armure, souillant le sol du niveau préfectoral. Il poussa un gloussement à l'idée de ternir cette beauté factice. L'esthétique voulue par l'Omniscient ne servait que son écoeurante propagande.
La garde blanche n'avait pas pu faire illusion face à ces hommes animés d'une révolte absolue. Les soldats en armure d'apparat avaient roulé au sol, découvrant la saleté et la douleur quotidiennes de la cité. Ils avaient ri, ce jour là , en essayant leurs propres armes sur les agents de la hiérarchie. Les feux de benzène avaient illuminé les puits, annonciateurs de la mort à venir. Celle des Transcendants, terrés dans leurs demeures des niveaux supérieurs. Le coeur de la ruche se révoltait ! Depuis longtemps l'armée de l'omniscient n'avait pas servi, elle n'était plus qu'un bel instrument.
Il n'avait encore jamais vu d'escalier en marbre synthétique. Les strates industrielles de la ruche se contentaient de simples accès métalliques. Imperceptiblement, il pressa le pas, stimulé à l'idée de violer ces lieux surprotégés. Ici régnait un profond silence, pesant comme les imposants piliers qui traversaient la voûte. Indifférente aux changement d'apparence, la cité continuait son ascension . Cependant, à la vue des verrières bleutées qui perçaient le toit de la préfecture, il comprit qu'il allait quitter le monde qu'il connaissait.
Les émeutes s'étaient ensuivies de coupures de courant. Pire, on avait muré les bouches de ventilation qui pouvaient servir de passages pour les révoltés. Les gaz et la fumée des centres de production avaient par endroit emplis les couloirs de nappes brunâtres, un spectacle tristement banal. Les inférieurs menaient leur vie sans s'en soucier, enveloppés d'étoffes huilées et coiffés de leur respirateurs rudimentaires. Selon la strate, on allait des arcs grésillants aux plus modernes photodiodes pour s'éclairer. Sombres coursives ou avenues brillamment illuminées, la ruche tentait d'oublier sa nuit éternelle.
La porte explosa avec l'imprudent qui avait voulu s'interposer. Un souffle puissant se fit entendre, différent de tout ce qu'il avait pu connaître. Il laissa derrière lui le corps agité de spasmes morbides pour découvrir ce qui l'attendait.
Un air trop froid et pur vint brûler ses poumons. Il paniqua un bref instant, blotti contre le mur qu'il venait de quitter. Il n'y avait rien, pas de parois, pas de niches, pas de passerelles, ni de rivière canalisée. Le sol se prolongeait en une longue esplanade blanche qui finissait au loin. Il lutta contre la panique, respirant à pleines gorgées cet air inconnu. L'espace sans entrave ne devait pas le clouer au sol, même s'il désirait revenir en arrière. En franchissant ce seuil, après avoir tant tué, il ne pouvait plus être un insecte. Plus jamais ramper des kilomètres sous la demeure de l'Omniscient.
Le vent et le soleil. Non pas des légendes aux yeux des sous classes, même si des décennies de dictature tentaient d'en effacer le souvenir. Mais des notions plus abstraites que les halls à lumière et les puits de ventilation. Il esquissa un léger sourire, sans haine ni férocité.
Le palais se dressait orgueilleusement devant lui, dans ce ciel qu'il découvrait enfin. Aussi éloigné qu'il le pouvait du reste de la ruche. Il se mit à courir vers ces tours froides et lumineuses qui le narguaient. Elles se moquaient de sa crasse, de son odeur d'ouvrier et d'illégitime. Elles venaient rappeler que même le sang de la garde préfectorale n'avait aucune importance aux yeux de l'Omniscient. L'absence de tout soldat ou toute défense sur la terrasse montrait à quel point sa présence était incongrue. Le cercle intérieur ne connaissait aucune violence, il se contentait de la repousser hors de sa vue.
« Au palais ! » Le cri était monté par vagues successives dans les rangs des insurgés. Détruire, brûler, prendre tout ce à quoi ils ne goûteraient jamais. Les boyaux commerçants n'étaient plus que déserts, vidés de leurs habitants craintifs ou révoltés. Les lance-flammes improvisés avaient entamé un ballet infernal et les cris d'horreur de la milice n'avaient fait qu'exciter davantage leur envie de détruire le Tyran. A présent, il courait à en perdre haleine vers sa demeure et chaque pas le décourageait un peu plus. Le regardaient-ils derrière ces vitres miroitantes ? Il n'était qu'un minuscule point noir avançant sur la grande allée blanche, plus amusant qu'effrayant.
Une simple balle phosphorée pouvait mettre fin à tout ceci en un éclair. Il exploserait en pleine course et le vent emporterait enfin ses restes hors des griffes de l'Omniscient. Il ne servirait pas d'engrais aux cultures internes, ni de base aux compléments alimentaires. Il suffirait d'un tireur pour que l'incendie s'éteigne enfin. Mais rien ne venait. Les tours grandissaient au fil de ses pas et lui murmuraient en coeur ce message : « Tu n'entreras pas. »
Les barrages montés à la hâte n'avaient fait que ralentir la horde. Progressant dans les coursives qu'elle connaissait bien mieux que ses dirigeants, la plèbe avait pu prendre les forces de sécurité à revers, laissant derrière elles des cadavres démembrés avec une fureur sauvage. Ce bouillonnement était sans doute annonciateur du destin de la révolte. Pour eux et pour lui-même, cela ne pouvait pas en finir si simplement : il venait de franchir la colonnade qui marquait l'entrée du palais.
Le soleil, si c'était bien là son nom, se reflétait dans des visières. Celles d'une paire d'imposants gardes qui le dévisagèrent sans un mot. Le vent agitait doucement leurs grandes capes ornées du symbole honni. Ils devaient savoir pour la révolte mais sa présence à lui n'était pas prévue. Il ne prit pas réellement le temps de déchiffrer l'expression de ces prétoriens, si tant est qu'ils aient pu en avoir une. Leurs casques surmontés d'une imposante crête se tournèrent l'un vers l'autre avec une tranquillité qui le mit hors de lui. Plus question d'être un insecte ni un esclave, il laissa son déchireur les submerger de métal incandescent.
« Intrus! » L'averse infernale ne dérangeait pas ces gardes d'élite. Brusquement, sa rage se mua en terreur abjecte. Ils avancèrent sans se presser, conscients de leur invulnérabilité et savourant à l'avance la capture de l'impudent. Désemparé, il courut une dernière fois et se précipita dans le vide sous le regard méprisant des sentinelles.
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