" Le suicide est une marque d'affirmation intense de la Volonté. Car la négation de la Volonté consiste non pas en ce qu'on a horreur des maux de la vie, mais en ce qu'on en déteste les jouissances. Celui qui se donne la mort voudrait vivre ; il n'est mécontent que des conditions dans lesquelles la vie lui est échue. Par suite, en détruisant son corps, ce n'est pas au vouloir-vivre, c'est simplement à la vie qu'il renonce. Il voudrait la vie, il voudrait que sa volonté existât et s'affirmât sans obstacle ; mais les conjonctures présentes ne le lui permettent point et il en ressent une grande douleur. Le vouloir-vivre lui-même se trouve, dans ce phénomène isolé, tellement entravé, qu'il ne peut développer son effort. Il prend alors une résolution conforme à sa nature de chose en soi, nature qui demeure indépendante des différentes expressions du principe de raison à laquelle, par suite, tout phénomène isolé est indifférent, puisqu'elle est elle-même indépendante de la naissance et de la mort, puisqu'elle est l'essence intime de la vie universelle. Il est une certitude solide et profonde qui fait qu'aucun de nous ne vit avec une peur constante de la mort ; nous sommes certains, en d'autres termes, que la Volonté ne manquera jamais de phénomènes; c'est sur cette même certitude que s'appuie le suicide. Le vouloir-vivre se manifeste donc aussi bien dans le suicide, incarné en Siva, que dans la jouissance de la conservation, incarnée en Vichnou, et dans la volupté de la reproduction, incarnée par Brahma. Tel est le sens profond de la Trimourti ; la Trimourti, c'est chaque homme, bien que dans le temps elle montre tantôt l'une, tantôt l'autre de ses trois têtes. - Le rapport est le même entre le suicide et la négation du vouloir, qu'entre la chose particulière et l'idée ; le suicide nie l'individu, non l'espèce. Ainsi que nous l'avons vu, la vie est infailliblement et pour toujours inhérente au vouloir-vivre, et la souffrance à la vie ; il en résulte que le suicide est un acte vain et insensé ; on a beau détruire volontairement un phénomène particulier, la chose en soi n'en reste pas moins intacte ; c'est comme l'arc-en-ciel qui subsiste, malgré la succession continuelle des gouttes qui lui servent un instant de support. Cependant c'est le suicide qui exprime de la façon la plus criante la contradiction du vouloir-vivre avec lui-même. Nous avons déjà constaté cette contradiction dans les phénomènes tout à fait inférieurs de la volonté, dans la lutte constante de tous les phénomènes des forces de la nature, de tous les individus organisés qui se disputent la matière, le temps et l'espace ; à mesure que nous remontions les degrés de l'objectivation de la volonté, nous avons vu le même conflit s'accentuer de plus en plus avec une netteté effrayante ; enfin, à son plus haut degré, qui est l'Idée de l'homme, il prend de telles proportions que ce ne sont plus les individus représentant une même Idée qui s'exterminent entre eux ; c'est l'individu qui se déclare la guerre à lui-même ; l'ardeur qu'il met à désirer la vie, la violence avec laquelle il se heurte contre l'obstacle naturel de la vie, je veux dire la douleur, l'amènent à se détruire lui-même; la volonté individuelle préfère supprimer par un acte de volonté le corps, qui n'est autre que cette même volonté à l'état visible, plutôt que de le laisser briser par la douleur. C'est précisément parce que celui qui se donne la mort ne peut cesser de vouloir qu'il cesse de vivre ; la volonté s'affirme dans le suicide par la suppression même de son phénomène, parce qu'elle ne peut plus s'affirmer autrement. Mais cette souffrance à laquelle nous nous arrachons par le suicide, c'était justement la mortification de la volonté, c'était la voie qui aurait pu nous conduire à la négation de la volonté elle-même, c'est-à -dire à la délivrance ; celui qui se donne la mort ressemble donc, sous ce rapport, à un malade qui serait entièrement guéri, s'il voulait laisser finir l'opération douloureuse qu'on vient de commencer, mais qui préfère garder sa maladie. La souffrance vient à lui et lui montre la possibilité de nier la volonté ; mais il la repousse ; il anéantit le phénomène de la volonté, le corps, afin que la volonté elle-même reste intacte...
Il est certain que, si jamais un homme s'est abstenu du suicide par des raisons purement morales, quel que soit le prétexte que lui indiquât sa raison, le sens profond de cette victoire sur lui-même était celui-ci: "Je ne veux point me soustraire à la douleur; je veux que la douleur puisse supprimer le vouloir-vivre dont le phénomène est chose si déplorable, qu'elle fortifie en moi la connaissance, qui commence à poindre, de la nature vraie du monde, afin que cette connaissance devienne le calmant suprême de ma volonté, la source de mon éternelle délivrance. "
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