Un petit texte de mon cru qui apprendra à chacun une chose essentielle par les temps qui courent : comment créer un groupe de pression et le mener à la victoire. A vos pressoirs !
Comment créer un groupe de pression en dix leçons
I. La persécution
Pour qu'un groupe de pression soit efficace, il faut qu'il représente une entité persécutée actuellement, et si possible par le passé aussi. Ainsi vous accèderez au statut redoutable et convoité de Pauvre Victime, qui vous fournira un grand potentiel médiatique et découragera quiconque de vous attaquer. Mettez cette persécution en exergue et rappellez-la sans cesse. Le nec plus ultra est d'avoir été persécuté par les nazis. Mais, si votre groupe de pression ne peut être lié aux persécutions nazies de manière cohérente (comprenez : cela requerrait un artifice visible même par un journaliste télé), ne vous découragez pas. Usez tout de même des termes de « génocide » et « hitlérien », qui sont en solde en ce moment. Oui, même pour la répression de l'insurrection vendéenne ou la traite des noirs : les soldes, on vous dit. Si un historien conteste votre affirmation, c'est un sale raciste négationniste fasciste affilié à l'extrême-droite. Poursuivez-le en justice immédiatement. Vous vous fichez bien de l'Histoire (voir plus loin), c'est de la pression qu'il vous faut. PRESSEZ !
II. La religion
Un bon groupe de pression représente une religion, ou une spiritualité. Parce que le sacré, c'est sacré, et que le premier qui vous attaquera deviendra un sale intolérant fasciste. Adoptez donc une spiritualité et défendez à grands cris la liberté de croyance ; mais en même temps, n'oubliez pas de guetter la moindre petite chose qui puisse être désignée comme une attaque envers vos croyances. A ce moment-là , poursuivez en justice. Si vous n'avez pas de spiritualité sous la main, inventez-en une : voir à ce sujet le bon exemple du Monstre en Spaghetti Géant. Inutile de se creuser la tête : n'importe quelle religion est inattaquable. Vous vous fichez bien de la cohérence ou de la liberté de conscience, c'est de la pression qu'il vous faut. PRESSEZ !
III. La tradition
Il vous faut aussi une tradition, un mode de vie, une culture à défendre. Parce que c'est aussi sacré que la religion. Le premier qui attaque vos traditions ou votre mode de vie devient un sale colonialiste impérialiste fasciste. Trouvez-vous une région, un peuple, un groupe particulier et présentez-vous comme les défenseurs de ses traditions, que vous présenterez positivement en idéalisant le plus possible le passé (rappel : vous vous fichez de l'Histoire). Ces traditions seront, autant que possible, l'incarnation d'un âge d'or perdu où l'Homme était plus proche de la nature. De dieu. Des animaux. De la vérité. De la justice. Des merguez. Ou quoi que ce soit. Inventez des rituels et des signes ostentatoires (TM) pour rappeller sans cesse votre attachement à ces traditions. Ceux qui critiqueront ces rituels et signes seront des fascistes. Vous vous fichez bien de la vie en commun, c'est de la pression qu'il vous faut. PRESSEZ !
IV. La bonne cause
Directement lié au point précédent : en effet, il faut que votre groupe de pression, à travers son attachement à des traditions ancestrales (et inattaquables), montre son attachement à une bonne cause. Notez bien : vraiment bonne. Quelque chose d'inattaquable, qui passe bien à la télé. Quelques exemples de bonnes bonnes causes : la tolérance, l'écologie, le respect de la vie, l'amour, la paix. Choisissez bien votre bonne cause, car cela vous permet d'agir en attaquant ce qui s'y rapporte de près ou de loin, et de vous présenter ainsi comme les Gardiens de l'Ordre et de la Paix, affrontant la décadence affreuse d'une société qui fout le camp (toute société fout le camp). Ceux qui s'opposent à vous deviennent alors des crétins irresponsables victimes de la propagande du rock 'n' roll (et potentiellement fascistes). N'hésitez pas à multiplier ces interventions, intervenez sur tout et rien, monopolisez les média, sollicitez les hommes politiques. En un mot, PRESSEZ !
V. La mémoire
En lien direct avec les points I et IV (I + IV = V). Car quelle que soit votre bonne cause, elle se double d'une autre bonne cause : la mémoire. De quoi ? Mais de votre passé de persécution, bien sûr. Ou, si vous n'en avez pas (ce qui est un net désavantage), de votre immense passé culturel, qui a fondé incontestablement le monde dans lequel nous vivons (du moins, ce qu'il y a de bien dedans, le reste est l'oeuvre du rock 'n' roll). Défendez cette mémoire bec et ongles. Tout comme la tradition, idéalisez-la. Ceux qui oublient sont des crétins criminels (peut-être fascistes) ; ceux qui critiquent sont des iconoclastes négationnistes (immanquablement fascistes). En cas de problème, prouvez que votre contradicteur est un communiste ou un fasciste, et rappellez « combien de millions de morts ces idéologies affreuses ont causé ». Généralement, ça marche. Votre mémoire est la bonne, ne l'oubliez pas. Elle bat toutes les autres, et elle bat l'Histoire. L'Histoire, on s'en fiche, c'est la mémoire qui compte. Cependant, n'omettez jamais de dire que vous êtes objectif. Vous vous fichez de la vérité, c'est Platon... euh, de la pression qu'il vous faut. PRESSEZ !
VI.Arguments d'autorité et armes de discussion massive
En parlant de Platon. Ayez toujours sur vous quelques solides arguments d'autorité incontestables. C'est à dire des citations de Platon, Jésus, Mahomet, Gandhi, etc. Avoir bien soin de choisir des personnalités inattaquables et très connues. Avoir également bien soin de choisir des phrases simples, percutantes, qui ne souffrent pas la contestation. Au besoin, tronquer les citations. Ce dernier point s'applique d'ailleurs également à ce que disent vos adversaires. Plus généralement, il vous faut connaître par coeur toute la liste des sophismes possibles et les utiliser à la moindre occasion : amalgame, attaques personnelles, etc. Comme chacun sait, plus c'est gros, mieux ça marche. Il vous suffit de bien choisir votre cause (voir ci-dessus), qui sanctifiera vos interventions, et de bien choisir vos adversaires (voir plus loin). Frappez fort, utilisez autant que possible les termes de « nazi », « fasciste », et autres gros calibres qui sont, on l'a dit, en solde. Seuls les perdants craignent de calomnier sans raison. Vous vous fichez de la finesse et de la rhétorique, c'est de la pression qu'il vous faut. PRESSEZ !
VII.Adversaires
Comme on vient de le dire, il vous faut des adversaires. Et une bonne cause telle que la vôtre doit avoir les adversaires les plus ignobles qui soient. On a déjà souvent évoqué les intolérants, les colonialistes, les négationnistes, les décadents, les crétins, et surtout les fascistes. C'est là le lot de tout bon groupe de pression. Mais pour mieux vous distinguer, il vous faut un ennemi désigné en particulier, une némésis. Telle sera la Bête que vous affronterez avec courage et abnégation pour le bien de votre bonne cause. Le rock 'n' roll (et ses dérivés) est un bon choix, mais d'autres sont possibles : les nazis, les étrangers, les profanateurs de cimetière (ou « rôlistes »), les satanistes. Ne manquez pas de souligner que votre ennemi est la cause de tous les maux de la société qui, sans cela, serait parfaite, puisqu'issue de la mémoire fantastique que vous défendez (voir point V). Ces maux incluent le suicide des jeunes, les viols, le réchauffement planétaire, le nombre de divorces, les violences diverses, l'incivilité bien connue des (sales) jeunes, etc. Bien entendu, vous avez la solution miracle ; parlez-en sans cesse, mais faites bien attention à ce qu'on ne vous demande jamais de la mettre en application, car vous auriez alors l'air bête. Vous vous fichez de résoudre les problèmes, c'est de la pression qu'il vous faut. PRESSEZ !
VIII.Discrimination positive et minorités visibles
Un de vos buts principaux, et une de vos meilleures armes, est de promouvoir la discrimination positive envers les minorités (si possible, les minorités visibles). Comprenez : votre minorité, les autes, vous vous en fichez. Ne manquez jamais de souligner que les média ne donnent la parole qu'à vos adversaires, qu'ils sont entièrement dominés par les W.A.S.P. (ou W.A.S.C.), les satanistes, les amateurs de rock, etc. Afin de réparer cette injustice patente, et d'entrer vous aussi dans la grande liturgie de la société du spectacle, exigez du temps de parole, des places de journaliste, des émissions spéciales, etc. Dans le même temps, faites campagne contre tout ce qui, dans les média, pourrait aller à votre encontre. Vous ne pourrez considérer que la victoire médiatique est acquise que lorsque vous aurez réussi à mettre la main sur le Canard Enchaîné. Mais ce n'est pas encore assez : soyez ambitieux ! Réclamez des postes politiques, des avantages sociaux, des cours spéciaux dans les écoles, des monuments, des cérémonies, bref, demandez à être partout, partout, partout. Il faut que nul ne puisse ignorer votre existence. Celui qui vous accusera d'être totalitaire n'est, lui-même, qu'un sale totalitaire fasciste. Car tout ceci est justifié par votre glorieux passé de persécutions, votre bonne cause, votre place centrale dans la société que seul un anarchiste iconoclaste fasciste peut penser à contester. Vous vous fichez de la liberté, de l'égalité ou de la fraternité, c'est de la pression qu'il vous faut. PRESSEZ !
IX.Action !
Si vous êtes vraiment bon, vous ne vous contenterez pas de parler, bien qu'on puisse déjà faire beaucoup de pression rien que par la parole. Non, vous agirez, aussi. En conformité avec votre bonne cause, votre ignoble ennemi, vos traditions, et tout le tralala. Là encore, les actions de base sont celles qui sont inattaquables, au premier rang desquelles la charité. Aider les pauvres, voilà qui vous lavera de toute accusation aux yeux larmoyants de la société bien-pensante. En plus, vous faites du prosélytisme par la même occasion. Prenez exemple sur vos illustres prédécesseurs : l'armée du salut, Bernadette Chirac, etc. Bien sûr, il y a encore mieux que les pauvres, ce sont les enfants hospitalisés et les handicapés. Les pays du tiers-monde ajoutent des points supplémentaires. Mais, si vous avez vraiment des couilles (comme Dominique de Villepin), allez plus loin. Distribuez des tracts, collez des affiches, faites des manifestations, allez distribuer des petits livres pleins d'objectivité et de vérité devant les écoles, et faites des autodafés pour détruire ceux qui répandent la mauvaise parole (notamment ceux qui parlent de rock 'n' roll). La seule bonne culture, c'est la vôtre : le reste est l'oeuvre de votre ignoble ennemi. Mais choisissez vos actions avec soin. Rappellez-vous que le but de la charité n'est pas d'être charitable, mais de faire du prosélytisme et de gagner des bons points image. Vous vous fichez de l'Humanité, c'est de la pression qu'il vous faut. PRESSEZ !
X.But ultime
Quel est votre but ultime, brave presseur ? Mais de presser (les couilles) de tout le monde. Votre groupe doit devenir l'objet d'un véritable culte, devenir une icône inattaquable, l'antithèse même de l'intolérance, de la violence, du fascisme. Les meilleurs des groupes de pression parviendront à contrôler un Etat, qui deviendra alors une arme formidable pour pressurer tout le monde. Certains y ont déjà réussi, et ça marche très bien : la loi, ce sera vous ! Vous pourrez lancer des anathèmes, des fatwas, des condamnations à mort, des ordres de déportation sur tout ce qui ne se laisse pas presser. Vous pourrez persécuter, diviser, intolérer, contrôler, fasciser. Et la véritable consécration viendra lorsque, bien des années plus tard, un autre groupe de pression naissant vous choisira comme cible, vous évoquera comme un souvenir affreux, une incarnation de maléficence et de décadence. Ou bien, un autre groupe de pression vous prendra comme modèle et idéalisera le temps de votre règne. Peut-être les deux seront-ils simultanés. Vos glorieux restes auront alors la satisfaction de savoir que la boucle de la pression est bouclée, et que vous avez accompli votre rôle sacré dans la connerie humaine. Car vous vous fichez de l'avenir, c'est de la pression qu'il faut ; il en faut toujours, il en faut plus ! PRESSEZ, PRESSEZ !
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