Contre le flood creux.
Citer:
Le syndrome appelé aujourd'hui « anorexie mentale » n'est identifié par des descriptions précises dans la littérature médicale que depuis le XVIIe siècle. Pour les périodes plus anciennes, un diagnostic rétrospectif a été tenté par certains auteurs en fonction des observations qui nous ont été conservées. Une place essentielle devrait revenir ici à l'histoire de la spiritualité. En effet, à partir du XIIIe siècle, le tableau de l'anorexie mentale se présente fréquemment dans le cadre de la mystique affective féminine. Le tableau clinique se trouve d'une façon saisissante chez bien des mystiques depuis cette époque1.
Sur la scène italienne, la sainte anorexique la plus importante est Claire d'Assise [†1253], compagne de saint François et fondatrice des Pauvres Dames Clarisses, ordre qui est toujours présent dans le monde catholique2.
Comme le discours et la biographie des mystiques ont souvent été recueillis d'une façon circonstanciée, nous disposons en ce domaine d'un matériel clinique considérable. Pour examiner ces questions d'une façon assez concrète, la sainte qui a suscité le plus de commentaires est sans doute Catherine de Sienne, en quelque sorte prototype de l'anorexie mystique. La particularité qui saute aux yeux réside dans la tentative de légitimation, selon que celle-ci se fonde sur la spiritualité à dominante féminine qui prend son essor à partir du mouvement béguinal et de la réforme cistercienne ou sur une conception séculière moderne du rapport féminin au corps. Dans le tableau de l'expérience mystique, l'abstention de nourriture est fréquemment évoquée comme signe incontestable du surnaturel dans le langage du corps ; de toute façon, le point de départ factuel se trouve fourni par les performances anorexiques dont la fréquence est historiquement bien établie dans la mystique affective féminine.
Le dossier de Catherine a été renouvelé ces dernières années par des recherches en histoire de la spiritualité, aux premier rang desquels il faut retenir Rudolf M. Bell (1994) et Caroline Bynum (1994).
Les symptômes qui émaillent sa vie et dont elle finit par mourir prématurément constituent un tableau si typique de l'anorexie mentale que même des auteurs très réticents devant la formulation de ce diagnostic pour des cas médiévaux se sentent obligés d'en accepter la plausibilité. Les éloges les plus dithyrambiques rendent un son qui, pour nous, évoque la personnalité anorexique, par exemple lorsque le Père Deman écrit :
Catherine est une volonté. Catherine est un feu. Elle commande, elle domine, elle subjugue3.
Robert Fawtier et Louis Canet décrivent son caractère dans le même sens :
Sainte Catherine de Sienne n'est point avenante. L'entrain, la fantaisie, la grâce qui donnent tant de charme à sainte Thérèse d'Avila lui ont été refusés. Ce n'est pas que l'esprit lui manque, mais il est aigre. […] Elle ne souffre pas la contradiction. Son désir exprime la propre volonté de l'Éternel. Et si d'aucuns s'avisent de se montrer plus stricts qu'elle en matière de pénitence, du coup les voilà suspects de prétendre faire la loi au Saint-Esprit. [… Après sa comparution devant le chapitre des dominicains] on la plaça, toute réhabilitée qu'elle fut, sous l'autorité d'un directeur [de conscience] pourvu de tous les pouvoirs que l'ordre avait sur elle et sur ses compagnes. Sans doute était-ce afin qu'il n'y eût personne à qui elle put en appeler des décisions de son tuteur. […] Moins de deux ans après, la situation était retournée. Le voglio de Catherine avait été le plus fort, et de directeur Raymond de Capoue était, ou peu s'en faut, devenu dirigé. Il le fut d'une main ferme et rude.
[Elle ne tarda pas à lui écrire de la façon la plus autoritaire :] « Je veux et vous ordonne (io voglio e vi commando). » Étant ainsi traité le père de son âme, il est aisé de deviner à quoi pouvait s'attendre l'adversaire. Catherine brûle d'entrer en lice avec lui. […] Quelque bonne volonté dont elle fasse preuve, elle reste revêche et guindée, solennelle et monotone, sentencieuse et conseillère, impérieuse et tranchante. Elle est, à longueur de journée, juchée sur le tribunal de sa conscience, se régentant elle-même et le monde avec elle4.
Son dossier nous intéresse d'autant plus qu'il constitue un exemple très parlant de la dialectique qui se construit entre processus psychiques et processus socio-historiques autour d'une anorexie mystique. En effet, il reste beaucoup de textes (correspondance, écrits spirituels) où Catherine s'exprime à la première personne et des sources biographiques directes. La socio-histoire doit en tirer au clair les conditions de production et de transmission, ce qui permet ensuite de récupérer des échos du discours et du vécu. Ma démarche sera clinique dans la mesure où elle s'attachera à la façon dont Catherine investit subjectivement et métabolise dans son histoire personnelle les éléments de sa culture et de son existence5.
La pulsion de mort
Une histoire familiale mortifère
Issue de la bourgeoisie siennoise, fille du teinturier Giacomo Benincasa, homme doux et pondéré, Catherine est née chétive en même temps qu'une sÅ“ur jumelle, nommée Giovanna, encore plus malingre qu'elle. Leur mère, Lapa Piacenti, femme d'humeur changeante, colérique, souvent revêche, voire grossière, et très préoccupée par les biens matériels, avait eu auparavant 22 enfants, pour la plupart morts en bas-âge ; chaque nouvelle grossesse interrompait prématurément l'allaitement en cours. Lapa expliquait leur perte par un sevrage trop précoce ; elle décida donc de n'allaiter qu'une seule des jumelles pour que celle-ci au moins soit sauvée. Mise en nourrice, Giovanna ne tarda pas à mourir, tandis que Lapa nourrissait Catherine avec un plein succès durant plus d'une année. Dans le discours familial, le bébé survivait grâce au fait que la mère avait sacrifié l'autre et exerçait ainsi une toute-puissance absolue sur l'enfant. Ayant profité du lait qui aurait été dû aussi bien à sa jumelle, Catherine avait eu le temps de franchir le cap dangereux et d'être sevrée avant que Lapa ne soit à nouveau enceinte. Lapa elle-même a témoigné qu'elle s'y était prise très maladroitement pour sevrer Catherine. La prégnance des fantasmes spirituels relatifs à l'allaitement prend chez cette dernière d'autant plus de sens que le sevrage signifie souvent la mort. Le nourrissage par Jésus vient lever en partie cette angoisse. Jésus dit :
Si l'amour ineffable que j'ai eu et que j'ai encore pour les hommes était éteint et fini, vous ne seriez plus. […] Je me suis fait le chenal qui vous amène l'eau de la grâce6.
L'imagerie de Catherine suggère une résistance au sevrage par un bébé qui continue à téter bien que la mère ait enduit son mamelon d'aloès pour dégoûter l'enfant.
Catherine a environ deux ans à la naissance de sa petite sÅ“ur, nommée Giovanna en souvenir de l'enfant morte. Giovanna, dite familièrement Nanna, se trouve ainsi ostensi-blement en position d'enfant de remplacement. Indûment survivante, puis supplantée par une enfant venue remplacer la jumelle morte, Catherine se trouve ainsi dès sa première enfance dans une position de quasi-morte. Sa doctrine d'identification au crucifié signifie aussi qu'elle désire échanger sa vie contre celle d'un agonisant. Comme il sied à une anorexique, elle oscillera durant toute son existence entre la vie et la mort.
Par sa “survieâ€, l'anorexique pose la question de la différence entre un mort et un vivant. « Qui suis-je ? Suis-je un vivant ? Suis-je un mort ? »7
Étant encore enfant, Catherine décide secrètement de ne jamais se marier. Quand elle arrive vers l'âge de douze ans, sa mère commence à la préparer afin qu'elle devienne une femme accorte et bien parée. Déçue par la résistance de sa fille, Lapa se fait aider par Bonaventura, sÅ“ur aînée de Catherine, que celle-ci aime et admire vivement. Sous cette influence, l'adolescente prend goût à la féminité durant plusieurs années. En même temps, une expérience valorisante de l'abstinence volontaire lui est fournie par son aînée, car celle-ci obtient en jeûnant que son mari devienne moins volage. Mais, vers l'âge de quinze ans, en 1362, Catherine subit une rupture de cette trajectoire ; Bonaventura, initiatrice de Catherine aux artifices de la féminité, meurt en couches ; Catherine ressent ce malheur comme punition de sa propre coquetterie. Quelques mois plus tard, quand Catherine recommence à se dérober aux espérances matrimoniales que sa mère projette sur elle, Nanna aborde à son tour l'adolescence et meurt, redoublant ainsi le destin de la première Giovanna. Les traumatismes subis dans la première enfance sont tragiquement réactivés ; les trois sÅ“urs les plus importantes pour elle sont mortes et Catherine en porte la culpabilité ; elle se détache brusquement du monde. Elle décide de prononcer un vÅ“u de chasteté et concrétise cette résolution en altérant sa féminité : elle se coupe les cheveux à ras, elle se flagelle jusqu'au sang, s'ébouillante aux jets d'eau de Vignone, station thermale mondaine où sa mère a jugé bon de l'emmener. Ayant contracté la variole, elle refuse de se soigner. Bientôt, elle s'abstient complètement de viande, de vin et de tout met cuit, à l'exception du pain, jusqu'à perdre ainsi la moitié de son poids. Elle réduit également son sommeil d'une façon sévère. Le motif premier de telles mortifications est la volonté d'échapper à la vie conjugale que le conformisme de sa mère veut lui imposer.
Elle perdit l'appétit à des époques en parallèle étroit avec des crises dans ses relations familiales, qui, elles-mêmes, coïncidaient avec la progression de sa conquête absolue d'elle-même8.
Catherine mourra de sous-alimentation le 23 avril 1380, au terme d'une longue période où elle sera restée entre la vie et la mort. Quand son directeur de conscience (et futur biographe), Raymond de Capoue, tente de l'obliger à manger, elle allègue son incapacité d'obéir, l'inappétence étant chez elle une véritable maladie ne dépendant pas de sa volonté. Elle donne pourtant une signification religieuse ascétique à ses privations. Ainsi, parlant de l'Église, elle écrit :
L'Épouse du Christ est blême, son teint est pâle depuis qu'on lui suce le sang du Christ […]. Hélas, hélas, j'en meurs et ne puis mourir9.
À la fin, dans sa lettre-testament à Raymond de Capoue10, elle raconte un épisode de quasi-mort :
À peine étendue par terre, je crus que mon âme s'était séparée de mon corps. […] Je ne me sentais plus dans mon corps et je voyais mon corps comme s'il avait appartenu à un autre. […] Je m'aperçus que je ne pouvais agir ni sur sa langue ni sur aucun de ses membres. C'était vraiment un corps sans vie. […] Or, après être resté dans cet état si longtemps que les miens me pleuraient déjà pour morte, la terreur des démons m'abandonna. Enfin voici la présence de l'humble Agneau. […] Mon corps commença alors à respirer et à montrer que l'âme était revenue dans son vase. […] Toute joie, toute consolation, toute nourriture s'éloignèrent de moi. […] Quand sonnent les matines et que je sors de la messe, c'est une vraie morte que vous verriez aller à Saint-Pierre. C'est de cette manière, et de bien d'autres, que je ne puis raconter, que je me consume et que j'infuse ma vie à cette douce épouse [l'Église, épouse du Christ], moi en suivant cette voie, et les glorieux martyrs en donnant leur sang.
Elle ne mange ni ne boit plus rien.
Aussi ma vie tient-elle à un cheveu. [Peut-être que Dieu] mettra une limite et un terme aussi bien à mes tourments qu'à mes crucifiants désirs. À moins qu'il ne fasse ce qu'il a déjà fait, et qu'il cercle à nouveau mon corps.
Catherine radicalise son abstinence au point d'en mourir quand elle se trouve devant l'échec manifeste de sa politique religieuse. Elle veut alors forcer Dieu à lui obéir.
Je laissais donc mon corps comme il était et mon esprit restait fixé sur l'abîme de la Trinité. Ma mémoire était remplie du souvenir de la nécessité de la sainte Église et de tout le peuple chrétien, et je criais à sa face et lui demandais avec assurance l'aide divine, lui offrant les désirs et le contraignant par le sang de l'Agneau et par les peines endurées. Et la demande était si instante qu'il me semblait ne pouvoir la refuser.
La maîtrise exercée grâce à la faim volontaire doit permettre aussi à chacun de se dominer soi-même. Dans une de ses première lettres, Catherine formule cette directive :
Jésus meurt de la soif et de la faim de notre salut. Et moi je vous prie […] que vous vous proposiez, pour principal objet, la faim de cet agneau. Voici ce que désire mon âme : vous voir mourir d'un saint et sincère désir, c'est à dire que pour l'attachement et l'amour que vous avez de la gloire de Dieu, du salut des âmes et de l'exaltation de la sainte Église, je veux vous voir accroître tellement cette faim que vous tombiez mort de cette faim, que pareil au Fils de Dieu qui, pour une si grande faim, mourut, vous tombiez mort à tout égoïsme […]11.
Le lait, le sang et la mort
Célèbre pour son mariage mystique avec Dieu, Catherine illustre bien la remarque selon laquelle la mystique nuptiale se place dans un torrent de lait. Elle fait décrire par Dieu :
cet état dans lequel l'âme s'est tellement unie au sein de la charité qu'on ne distingue plus la bouche d'avec le sein, ni le sein d'avec le lait. C'est ainsi que cette âme n'est privée ni du Christ souffrant ni de moi-même, le Père éternel qu'elle trouve en goûtant la suprême et éternelle déité12.
Catherine baigne dans l'imaginaire médiéval : le lait résulte de la transformation du sang maternel qui n'a pas été évacué par les menstrues, la plaie latérale de Jésus est la voie par laquelle il nous a mis au monde et que nous désirons par-dessus tout franchir en sens inverse, Jésus nous allaite du sang qui s'en écoule, et ainsi de suite. Catherine investit passionnément ces représentations et y place des accents personnels où s'affirme sa prédilection pour le sang. Comme on le sait, la rencontre du fantasme avec des éléments de réalité qui lui donnent corps contribue à induire un traumatisme. Chez Catherine, l'histoire familiale et l'imaginaire de l'époque se conjuguent d'une façon très prégnante autour d'un tryptique : le lait, le sang et la mort, dans une société hantée par la peste noire qui ravage Sienne en 1348, puis en 1374, fléau suivi de famines catastrophiques qui dépeuplent encore plus la région, sans compter les guerres et les crises économiques. Giacomo a un fils aîné issu d'un premier mariage et dont la teinturerie fait faillite en 1349 ; par suite de cette déconfiture, une perte financière considérable éprouve la famille Benincasa, et singulièrement Lapa, extrême-ment préoccupée de réussite économique.
Dès le début de son anorexie, Catherine a des visions : elle se trouve devant des nourritures alléchantes, des arbres qui produisent des fruits avec fécondité ; elle s'abreuve du sang de Jésus par la plaie du côté. Elle devient strictement végétalienne, ne mangeant plus que du pain, de l'eau et des légumes crus. Plus tard, sacrifiant aux obligations sociales, elle vient à la table commune, mais sort se faire vomir à l'aide d'un rameau. Des phases de boulimie ne suffisent pas à restaurer son état général. Vers 23 ans, selon Raymond de Capoue, elle ne mange “plus rienâ€, c'est-à -dire qu'elle prend seulement de l'eau, des petites bouchées (surtout d'herbes amères) qu'elle suce et recrache ou qu'elle avale et vomit.
Ainsi prit-elle l'habitude de communier presque tous les jours […]. Son désir de la communion fréquente était si violent que, quand il n'était pas satisfait, elle souffrait au point d'être en danger de mourir. Son corps, qui participait aux joies de son esprit, en ressentait nécessairement aussi les privations. Les grâces et les consolations célestes inondaient tellement l'âme de Catherine depuis sa dernière vision [où elle s'abreuvait à la plaie du côté du Christ], qu'elles débordaient pour ainsi dire sur son corps. Les fonctions vitales en étaient si profondément modifiées, que la nourriture ne lui était plus nécessaire et que les aliments lui causaient de grandes douleurs13.
Cependant, les lois du métabolisme restent incontour-nables : vers l'âge de 33 ans, ayant aggravé son régime au point de passer à la diète hydrique, elle meurt d'inanition, en proie à des douleurs d'estomac terribles. Raymond de Capoue fournit une explication, à la fois spirituelle et physiologique, de cette anorexie par la grâce divine qui pénètre le corps de Catherine et en dessèche les sucs vitaux, phénomène qui détériore l'estomac.
En même temps, l'énergie hyperactive de cette femme décharnée surprend son entourage et s'investit notamment dans le souci de nourrir les autres, traits qui correspondent encore au tableau moderne de l'anorexie mentale.
Catherine ajoute à sa répugnance pour la gastronomie un goût prononcé pour ingérer le pus des malades, assimilé au sang nourricier de Jésus. Ainsi, elle suce un jour le pus qui sort du sein d'une cancéreuse. Jésus lui apparaît alors et lui présente ses propres plaies en déclarant :
Non seulement tu as méprisé les plaisirs sensuels, mais tu as vaincu la nature en buvant avec joie, pour amour pour moi, un horrible breuvage. Eh bien ! puisque tu as fait une action au-dessus de la nature, je veux te donner une liqueur au-dessus de la nature14,
c'est-à -dire le sang répandu au cours de la Passion. Jésus agonisant devient sa nourrice, mais en donnant à boire son propre sang.
Catherine écrit à une abbesse :
Il nous faut faire comme le petit enfant qui désire avoir du lait : il prend le sein de sa mère, il y applique sa bouche, et, par le moyen de sa chair, il attire le lait. Nous devons faire de même, si nous voulons nourrir notre âme ; nous devons nous attacher au sein de Jésus crucifié, où est la source de la charité, et par le moyen de sa chair, nous y puiserons le lait qui nourrit notre âme ; […] c'est par le moyen de l'humanité du Christ, car c'est l'humanité qui est soumise à la peine et qui souffre […] et nous ne pouvons sans peine nous nourrir de ce lait qui vient de la charité15.
Le rapport à Dieu est fondamentalement un corps à corps, dont le prototype reste l'allaitement, mais ici l'enfant tète le sang de sa mère. D'ailleurs, pour elle, c'est avec le sang menstruel de Marie que l'Esprit Saint a formé l'enfant Jésus dans l'utérus de la Vierge.
Alors que l'imaginaire de l'époque considère le sang de Jésus comme un moyen de laver les souillures religieuses, de sorte que le sentiment océanique prend volontiers la forme d'un bain dans le sang de Jésus-notre-mère, Catherine y voit surtout une nourriture. Elle fait dire à Jésus mourant : « Moi, l'Agneau égorgé sur la croix »16. À l'élévation - moment essentiel de la consécration des hosties - elle voit le sang de Jésus ruisseler sur l'autel. Quand le prêtre rompt l'hostie au cours de la messe, elle la voit saigner. Elle perçoit souvent dans l'hostie Jésus-enfant qui s'offre à elle comme un fils et qu'elle reçoit comme une mère. Au moment de la communion, en mordant l'hostie, elle a l'impression de « manger la chair de Jésus, d'avoir en bouche des gouttes de son sang », de « recevoir le Christ tout petit et ensanglanté ». L'assimilation du lait au sang maternel peut faire penser à une dévoration de la mère ; mais le fantasme exhibé par Catherine est celui de la dévoration de l'enfant ; elle invite Giovanni dalla Celle, en prison pour crime de sorcellerie, à mettre « ces enfants morts sur la table de la très sainte croix pour les manger en nourriture, baignés dans le sang du Christ crucifié ».
Elle débute une lettre par ces mots :
Je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir prendre place à la haute table de la sainte Croix où vous trouverez ce doux Agneau immaculé qui s'est fait nourriture, table et serviteur17.
Va-t-en, tout caché en toi-même, dans le flanc blessé du Christ crucifié […]. tu verras qu'il a fait une caverne de son corps afin que tu aies un refuge contre les mains de tes ennemis, que tu puisses te reposer et apaiser ton esprit dans sa charité.. Là tu trouveras ta nourriture, car tu vois bien que sa chair il l'a donnée pour te nourrir, le sang pour t'abreuver, oui, sa chair toute brûlée sur la croix dans les flammes de la charité18.
Cette prédilection pour la nourriture sanglante se trouve en contraste absolu avec le végétalisme que Catherine pratique (et qui exclut même le lait). Mais il se traduit dans ses habitudes alimentaires par le plaisir qu'elle prend à boire des liquides rouges, comme le vinaigre. Elle accorde une grande importance à la communion sous la forme du vin consacré ; un jour, buvant une gorgée, elle mord le bord du calice au point que le prêtre a du mal à le lui retirer de la bouche.
Dans la fascination exercée par le sang sur Catherine, un des textes les plus parlants raconte l'exécution d'un condamné à mort, qui avait tout d'abord refusé de se confesser :
Je suis allée visiter celui que vous savez. Il reçut de ma visite tant de consolation et de soulagement qu'il se confessa et qu'il se prépara fort bien. […] Je voulais cette grâce : qu'au moment fatal il fût rempli de la lumière, de la paix du cÅ“ur, et que mon âme le vît retourner à son principe. […] Il se baissa avec une grande douceur. J'étendis son cou sur le billot, je m'inclinai vers lui et je lui rappelai le sang de l'Agneau19. Sa bouche ne cessait de murmurer : “Jésus, Catherineâ€. C'est alors qu'il prononçait ces noms que je reçus sa tête dans mes mains. Alors, le regard fixé dans la divine bonté, je dis : “Je veuxâ€. Aussitôt je vis Dieu-et-homme, comme on voit la clarté du soleil. Son côté était ouvert et il recevait le sang du supplicié. Dans ce sang il y avait ce feu du saint désir donné et caché dans son âme par la grâce. […] Il reçut l'âme qu'il plaça dans ce refuge qu'est son côté ouvert et plein de miséricorde. Alors mon âme se reposa en paix dans la quiétude, en une telle odeur de sang que je ne pus me résoudre à faire disparaître le sien qui avait jailli sur moi20.
Le poids de la mère
Tout en se défendant d'entrer dans une démarche psychana-lytique, Rudolf M. Bell - s'inspirant des travaux d'Arrigo Lavasti21 - a fort bien relevé certains traits significatifs de la position tenue par la mère en face de sa fille. Il est cependant possible d'aller plus avant dans l'interprétation en relisant les textes de Catherine.
Aux maladresses et aux intransigeances maternelles qui émaillèrent le sevrage de Catherine, s'ajoutaient le climat d'apocalypse qui assombrit alors Sienne, avec les épidémies, les méfaits des hommes d'armes et la déconfiture financière du fils aîné des Benincasa. Lapa en fut d'autant plus affectée qu'elle aimait la vie mondaine et s'attachait vigoureusement aux projets familiaux de prospérité, en face d'un mari qu'elle considérait comme incapable. Voyant méconnus les désirs qui l'animaient et se trouvant réduite par sa mère à rester dans un univers de besoins, Catherine n'avait plus qu'à chercher dans l'anorexie le moyen irréfragable de se poser comme sujet en refusant de se faire instrument des stratégies économiques maternelles. Dans l'Italie du XIVe siècle, les prestiges de la référence religieuse lui permettaient d'opposer à l'autorité parentale la volonté de Dieu comme légitimation suprême de sa propre volonté.
Compte tenu du caractère de Lapa, il est très vraisemblable qu'en voyant sa fille s'opposer à des perspectives d'alliance matrimoniale fructueuse, elle ait reproché à Catherine de ne pas remplir ses obligations de débitrice par rapport au sein nourricier. Dans l'esprit de Lapa, la dette de Catherine devient un élément à inscrire directement dans les stratégies familiales d'enrichissement et dans la réparation des pertes économiques entraînées par la mort de Benvenuta ; Catherine devenait fille de remplacement d'une sÅ“ur morte en couches (donc victime de l'apanage des femmes dans la transmission de la vie) ; par dessus le marché, l'époux éventuel était le veuf de Benvenuta, teinturier comme Giacomo Benincasa. Culpabilisée une fois de plus d'être survivante, Catherine ne pouvait échapper aux volontés de sa mère qu'en émancipant son corps de stratégies autoritaires où son désir propre n'avait pas la parole.
En même temps, elle va se racheter en payant le prix - des souffrances inouïes - pour la vie de ses proches, et d'abord pour leur salut éternel en leur évitant le purgatoire. Dans le contexte socioculturel où elle vit, Catherine ne manque pas de valoriser religieusement les souffrances qu'elle s'inflige à elle-même avec une jouissance masochiste en conséquence de son anorexie. Elle se voit racheter ainsi la dette spirituelle qui retient des âmes au purgatoire, notamment celle de son propre père. Nous sommes en effet à l'époque où s'élabore la croyance au purgatoire, née dans la classe sociale à laquelle appartiennent les Benincasa. Très concrètement, après la mort de Giacomo, Catherine - âgée d'environ 21 ans - passera un accord avec Dieu : son père sera dispensé du temps qu'il aurait dû faire en Purgatoire et la fille se verra infliger pour toujours une vive douleur au flanc, compensatrice de la dette spirituelle du père. Plus tard, Catherine croira sa mère à l'agonie et interpellera Dieu sans ménagements :
Est-ce donc là ce que vous m'aviez promis, quand vous m'aviez assurée que personne de cette maison ne périrait ! […] Non je ne sortirai pas d'ici vivante, avant que vous ne m'ayez rendu ma mère 22!
Cette attitude correspond aussi au sentiment que Lapa est fragile et qu'il appartient à sa fille de lui redonner continuellement la vie. Autoritaire, volontiers brutale, capable de fureurs spectaculaires, Lapa considère son mari comme un niais. Elle utilise sa fille comme prothèse contre la dépression :
Étant tombée gravement malade, elle ressentit une telle angoisse de la mort que Catherine, alors déjà grande, eut beaucoup de peine à rassurer sa mère23.
Sous la férule de Lapa, toute la famille se ligua contre Catherine quand elle sauta le pas en se coupant les cheveux, symbole éminent de la féminité.
Mauvaise femme, tu crois t'être soustraite à notre volonté en te coupant les cheveux ; ils repousseront malgré toi tes cheveux et, dût ton cÅ“ur en éclater, il faudra bien que tu prennes un mari.
Dès lors, on la réduisit à une existence de Cendrillon, situation dont elle s'échappa en trempant sa résolution et en déclarant un jour :
Je vous conseille de rompre toute négociation au sujet de mes noces, car je n'entends faire d'aucune façon votre volonté sur ce point ; je dois obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes.
Ébranlé devant une détermination plus forte encore que celle de Lapa, Giacomo affirma pour une fois son autorité de père et enjoignit à tous de laisser sa fille suivre la voie qu'elle avait choisie. Dès lors, Catherine entra carrément dans la voie des comportements anorexiques, notamment avec des restrictions extrêmes pour l'alimentation et le sommeil. Mais sa mère, devenue à moitié folle, se griffait et s'arrachait les cheveux en criant :
Ma fille, ma fille, je te vois déjà morte ; sans aucun doute tu vas te tuer. Pauvre de moi ! Qui m'a volé ma fille ?
Du coup, Catherine disposait d'un pouvoir absolu sur Lapa : la menace de mourir réellement. C'est ainsi qu'elle réussit à obtenir vers l'âge de dix-sept ans l'appui de sa mère pour entrer dans un groupe de tertiaires dominicaines de la Providence, appelées « mantellata » à cause de leur long manteau noir, qui vivaient chacune chez elle et non dans un couvent. Lapa finit même par l'y rejoindre quelques années plus tard, une fois devenue veuve.
Même après avoir subjugué définitivement sa mère, Catherine continuera à traiter celle-ci avec rudesse. Elle l'attaquera précisément sur le terrain de l'apanage féminin dans la transmission de la vie :
Vous aimez plus cette partie de moi que je tiens de vous que celle que je tiens de Dieu, c'est à dire votre propre chair, celle dont vous me couvrîtes24.
Le corps de Catherine fait finalement partie de ces biens matériels qui polarisent les aspirations de Lapa. Catherine s'émancipe en dévaluant le rôle originel de sa mère et en refusant d'être un chaînon intermédiaire dans une lignée féminine. Elle déclare aussi que Lapa ne reste attachée qu'à soi-même et ne prend pas en considération le désir propre de sa fille, désir que celle-ci met hors de l'emprise maternelle en l'investissant sur Dieu.
Les stratégies sociales
La conjoncture socio-historique
La vie de Catherine se déroule durant la seconde moitié du XIVe siècle, en Toscane, dans une grande cité commerçante devenue au XIIIe siècle une des cités les plus riches d'Europe, en rivalité chronique avec Florence. Du Xe au XIIIe, la renaissance des villes européennes a bouleversé la base des rapports sociaux. Une économie de profit s'est développée dans les villes, et le capitalisme prend son essor, principalement sous la forme du capitalisme commercial, notamment autour du textile (drapiers, teinturiers, foulons…). La comptabilité en partie double apparaît en 1340 à Gênes, bientôt suivie par la création de la prime d'assurance.
Les échanges entre deux zones économiques majeures innervent l'ensemble de l'économie européenne : d'un côté les ports italiens (Pise, Gênes, Venise) qui commercent par mer avec le Levant ; de l'autre, les villes drapières d'Europe du Nord (Gand, Ypres, Bourges)25.
Ce courant d'échanges ne concerne pas seulement l'activité économique ; les deux zones précitées, avec l'axe qui les relie, sont également les régions où la créativité mystique devient rapidement florissante.
On connaît les nombreux contacts entre les mystiques du Nord et ceux de l'Italie, via « le Rhin mystique » [...]. Dans le même sens que les mystiques flamands, Jacopone da Todi (†vers 1306) chante la fierté (superbia) dans ses Laude. Les théologiens ne manqueront pas de le condamner pour de pareilles audaces ; mais ce sont les seuls vers que citera [sainte] Catherine de Gênes (1447-1510), cette grande dame de la Renaissance26.
Apparaît alors - ou se développe - un contraste entre deux attitudes morales et religieuses. L'une est l'attitude traditionnelle. Pour l'immense masse des fidèles, la vie religieuse se définit à partir de certaines pratiques extérieures, qui sont surtout relatives aux pratiques du culte, à la pénitence, aux bonnes oeuvres [...]. Contre cette attitude dominante se sont multipliés, depuis le XIVe siècle au moins, les signes, d'ailleurs très divers, d'une intériorisation et d'une individualisation du sentiment religieux. Les partisans de la Devotio moderna, qui s'expriment pleinement dans l'Imitation de Jésus-Christ, oeuvre du Rhénan Thomas a Kempis (depuis environ 1420), ont prôné une vie intérieure, dominée en effet par le désir d'imiter le Christ. Des collégiales et hôpitaux sont fondés, des adhésions individuelles sont données à des confréries, à des tiers ordres, à des groupes d'Amis de Dieu, qui peuvent procéder d'une inclination personnelle comme d'un conformisme ambiant. Les femmes ont joué un rôle éminent dans cette évolution [...]27.
André Vauchez montre la façon dont se recompose alors le paysage religieux sous l'impulsion des laïcs :
Il s'agissait de faire reconnaître la dignité spirituelle du travail et sa valeur positive comme moyen de salut.
Comme l'a bien souligné J. Le Goff, c'est dans ce sens que s'exerça
la pression des nouvelles catégories professionnelles - marchands, artisans, travailleurs - soucieux de trouver sur le plan religieux la justification de leur activité, de leur vocation... non pas malgré leur profession mais par leur profession. […] Cette aspiration diffuse fut plus vivement ressentie dans les villes où l'essor de l'artisanat et du commerce avait créé un milieu laïc à la fois dynamique et combatif. On ne s'étonnera pas de constater que c'est dans les grandes cités marchandes de l'Italie qu'ont vu le jour en premier lieu des formes de vie religieuse d'un type nouveau, adaptées aux préoccupations spirituelles des laïcs. [...] On retrouve des tendances analogues dans les communautés de béguines qui commencèrent à se multiplier dans le Brabant et en Flandre à la fin du XIIe siècle28.
Ces courants laïcs ne vont pas sans contre-coup sur la hiérarchie ecclésiastique.
Le laïcat ne se définit plus seulement comme l'ensemble des fidèles dépourvus du pouvoir d'ordre et de juridiction, mais comme un élément opérant du dynamisme interne de l'Église. Cette nouvelle attitude des laïcs les mit à plusieurs reprises en conflit avec la hiérarchie, en particulier à propos de l'annonce de l'Évangile. [...] Les Vaudois, les Humiliés et bientôt les pénitents d'Assise autour de saint François appelaient les fidèles à la conversion et à la prière dans un style direct et concret, apparenté à celui qui était en usage dans les assemblées citadines. Ils ne craignaient pas de s'en prendre à ceux qui faisaient obstacle à l'Évangile par leur comportement : usuriers, clercs indignes, évêques plus soucieux d'assurer la victoire de leur parti que de faire régner la paix, etc.29
Catherine ne manquera pas de rudoyer grands bourgeois et princes de l'Église au nom de Dieu ; mais elle réalisera cette mission sous le contrôle des dominicains. En effet,
cette possibilité d'annoncer l'essentiel du message chrétien et de veiller à ce qu'il s'actualise dans la vie politique et sociale est une conquête importante des mouvements évangéliques. Il appartien-dra aux Ordres Mendiants, au XIIIe siècle, d'en tirer toutes les conséquences et de rétablir le lien entre l'admonestation morale et le discours théologique30.
Cette synthèse caractérise bien les textes de Catherine qui nous sont parvenus.
Corrélativement à une certaine promotion des laïcs, le statut religieux des femmes connaît une mutation, en rapport avec les nouveaux modes de vie économique et sociale.
Les Humiliés de Lombardie, les pénitents ruraux qui apparaissent en Italie du Nord autour de 1180, les béguines et les bégards des Pays-Bas prônent l'égalité des sexes dans l'Église et revendiquent le droit de mener une vie chrétienne authentique au sein même de leurs familles31.
On sait que les courants mystiques dont nous parlons ont eu notamment pour effet de hisser des femmes au rang de leaders religieux en face d'un appareil sacerdotal strictement masculin. On peut repérer depuis le XIIe siècle jusqu'à la Réforme une tendance à ce que ces leaders portent publiquement des juge-ments sévères sur l'appareil ecclésiastique.
Face au désarroi des clercs, ce sont ces femmes contemplatives qui prennent en main la direction spirituelle pour tout ce qui concerne la vie de prière. Leur chef de file est sans doute Hildegarde de Bingen (†1253), mère spirituelle de l'empereur Barberousse ; les plus célèbres sont Claire d'Assise (†1253) et Catherine de Sienne : les critiques à l'adresse du clergé, de la hiérarchie, voire de la papauté, ne ternissent en rien l'autorité de ces femmes et le rayonnement de leur sainteté - bien que Catherine de Sienne ait dû se justifier sur son orthodoxie au chapitre général des dominicains de Florence32.
Cet article du Dictionnaire de spiritualité nous donne à lire des phrases significatives sur l'essor initial de ce processus au Moyen Âge :
C'est dans le sillage de la spiritualité de saint Bernard que l'intérêt pour la mystique sort des cloîtres et devient l'aspiration pour ainsi dire normale des milieux dévots. [...] Tandis que les hommes, formés au système bien établi d'une école théologique, paraissent incapables de sortir des rails conceptuels de ce système, les femmes osent développer un mode de pensée original et dynamique, qui correspond davantage au caractère de l'expérience et qui est corroboré par l'Écriture.
L'anorexie canonisée
Au début de Thaïs, Anatole France évoque le monachisme égyptien des premiers siècles du christianisme : « En ce temps là , le désert était peuplé d'anachorètes ». L'imagination de Catherine a été alimentée dès son enfance par les récits de leurs performances ascétiques, notamment alimentaires, devenues au Moyen Âge un véritable mythe d'origine qui contribuera à légitimer l'anorexie mystique.
Le jeûne est au cÅ“ur de l'expérience de Catherine, la dévotion eucharistique est au cÅ“ur de sa vie spirituelle, la nourriture - en particulier la métaphore sang-nourriture - est la métaphore essentielle de ses écrits si riches en images, et, pour ses conseillers et ses disciples (des hommes pour la plupart), l'influence de Catherine est étroitement liée à des pratiques alimentaires, jeûne, repas et don de nourriture33.
Catherine exerce son rayonnement surtout dans la classe supérieure, celle des patriciens. Entourée d'un cercle d'admira-teurs - sa famiglia - au premier rang desquels les plus fidèles l'accompagnent dans ses nombreux voyages. Son rayonnement s'exerce dans les villes italiennes du Nord comme Sienne, Pise, Gênes ou Florence auprès des guelfes et des patriciens, comme à Naples dans l'entourage de la reine Jeanne ; le sort des couches populaires n'entre pas dans ses préoccupations. Elle jouit très rapidement d'un prestige considérable, non seulement chez les Siennois, mais aussi bien auprès des plus hautes autorités ecclésiastiques. Comme nous l'avons vu au début de cet article, entrée très jeune chez les Mantellata, elle est convoquée par le chapitre général des Dominicains réuni à Florence en 1374 ; sa manière de vivre est approuvée et un confesseur lui est désigné, Raymond de Capoue. Le pape approuve ces mesures et s'engage personnellement dans le soutien à Catherine. Suspectée à maintes reprises par des ecclésiastiques d'être un suppôt du diable puisqu'elle vit sans se soumettre aux nécessités physiques de la nature humaine, elle peut s'appuyer à la fois sur la tradition de l'anorexie mystique et sur la fascination qu'elle exerce auprès de personnages puissants.
La canonisation de Catherine interviendra dès 1461. Elle ne se réalisera pourtant pas sans mal. Déjà en 1380, quand Catherine mourait, l'échec de sa politique religieuse était patent. En détruisant son organisme par la diète hydrique, elle a tenté un ultime coup de force pour faire plier la volonté divine, mais cette autodestruction traduisait la dépression terminale d'une anorexique forcenée.
Conclusion
L'économie psychique de Catherine et son comportement apparaissent comme typiques de l'anorexie mentale dans sa variante mystique. Le refus alimentaire de l'anorexique est d'abord une façon de s'affronter à l'autorité familiale, religieuse et/ou médicale en élaborant un chantage. Par la référence au sang de Jésus et aux désirs prêtés à Dieu, Catherine légitime sa façon d'être, grâce à quoi elle idéalise son corps à travers une négation sacrificielle, refuse l'apanage féminin dans la transmission de la vie et impose sa volonté à son entourage. Dans ses lettres, elle se présente très souvent comme la simple secrétaire de Dieu, dont elle ne fait que répercuter les directives, ce qui confère à ses objurgations une légitimité inégalable ; telle est exactement la posture du prophète. Mais sa démarche prend du sens au regard de la psychanalyse si on considère les problèmes d'allaitement, la mort des trois sÅ“urs, la faiblesse du père, l'attitude de la mère dépressive, engluée dans les soucis matériels et faisant du corps de Catherine un objet parmi d'autres de ses stratégies socio-économiques.
Comme on procède habituellement dans le travail clinique, les généralisations peuvent venir de rapprochements entre des cas individuels typiques. Analyser des fantasmes que sollicite l'imagerie du Sacré-CÅ“ur se pratique par deux voies : interpréter sa figuration et les textes ecclésiastiques qui en donnent une codification officielle est tentateur, mais risque de rester dans le domaine culturel ; prêter attention à ce que telle mystique dit de ses fantasmes par rapport au Sacré-CÅ“ur sera d'emblée plus clinique et pourra, dans un second temps, permettre une relecture psychanalytique des données iconographiques ou herméneutiques. De toute façon, dans un travail fondé sur la socio-histoire du catholicisme, il restera essentiel de prendre en compte l'insertion du sujet dans le champ religieux. C'est encore Rudolf M. Bell qui conclut d'une façon très démonstrative :
Parmi le nombre total incalculable d'anorexiques au Moyen Âge, seule une petite partie, probablement, réussit à convaincre leurs parents, puis les officiels de l'Église, que leur comportement étrange était inspiré par Dieu. Il leur fallait évidemment un charisme fabuleux et une confiance en soi phénoménale (malgré des doutes profonds qu'elles ne parvinrent jamais à éliminer complètement), pour entreprendre, puis poursuivre un objectif aussi ambitieux. Celles, peu nombreuses, qui y parvinrent, devinrent rapidement des objets de vénération et de révérence parce que ces femmes semblaient avoir la force et le pouvoir d'accomplir l'Å“uvre de Dieu et de connaître Sa volonté. Leur anorexie fut alors incorporée dans le modèle du masochisme héroïque et ascétique, justifié abondamment par les écrits sur la religiosité chrétienne radicale. Cette réaction du public, même lorsque ce « public » se limitait à un petit nombre de nonnes et aux confesseurs qui leur rendaient visite dans un couvent cloîtré, poussa l'anorexique à continuer dans cette voie, parfois en contribuant à sa « guérison », parfois en aggravant ses privations alimentaires au point de provoquer sa mort. Dans un cas comme dans l'autre, le patriarcat chrétien, et non la jeune fille elle-même, décida si l'anorexie était du registre de la sainteté, et non l'Å“uvre du diable ou de la maladie. Nous cherchons à comprendre ces femmes et éventuellement à en tirer des conclusions concernant notre propre monde, mais cela nous est possible uniquement dans la mesure où nous conservons à l'esprit les dimensions psychologiques du jeûne délibéré, mais aussi les impératifs culturels de la sainteté médiévale, parce que l'anorexie sainte se situe à la croisée de ces deux chemins34.
Notes
1 Le travail présenté dans cet article est pour l'essentiel extrait d'un ouvrage en préparation, consacré aux rapports entre Mystique et féminité.
2 Bell 1994 : 176-177.
3 Deman 1934.
4 Fawtier et Canet : 245.
5 Sur la base de cette méthodologie, j'ai publié quatre monographies cliniques approfondies : Maître 1993 a et b, 1994 et 1995.
6 Lettre XVI.
7 Raimbault 1982 : 137.
8 Bell 1994 : 75.
9 Lettre XVI.
10 Lettre CCCLXXIII.
11 Lettre XVI.
12 Le Livre des dialogues, chapitre XCVI.
13 Raymond de Capoue, cité par Bynum 1994 : 230.
14 Raymond de Capoue, cité par Bynum 1994 : 233.
15 Lettre 86, citée par Bynum 1994 : 234.
16 Lettre LXX.
17 Lettre LXXIV.
18 Lettre XLVII.
19 Il s'agit du sang de Jésus, assimilé à l'agneau pascal sacrifié dans le Temple.
20 Lettre CCLXXIII.
21 Lavasti 1953.
22 Cité par Bell 1994 : 59.
23 Joergensen 1919 : 13.
24 Lettre 240.
25 Vidal-Naquet 1987 : 118.
26 Article «Mystique» dans le Dictionnaire de spiritualité.
27 Wolff 1986 : 199-201.
28 La spiritualité du Moyen Age occidental, Paris, P.U.F., 1975.
29 Vauchez 1975 : 128-130.
30 Vauchez 1975 : 130.
31 Vauchez, 1975 : 126.
32 Article «Mystique» dans le Dictionnaire de spiritualité.
33 Bynum 1994 : 228.
34 Bell 1994 : 29.
Jacques MAÎTRE