- Il ne survivra pas, dit le médecin.
La mère éplorée lui jeta un regard.
- Du moins s'il reste là .
Le brancard de l'enfant fut donc chargé en catastrophe dans une camionnette ; le médecin et la mère, ensemble, quittèrent Sainte-Côme de Franche-Comté, emmenant avec eux Gabriel, le plus vite possible, droit vers la capitale.
Le commissaire Adrien fut le seul mortel à voir le véhicule quitter la place, et très vite, son attention se reporta sur la garnison d'hommes en costumes pimpants qui se déversait dans les rues. Chacun de ces soldats portait une baïonnette au bout d'un bras noyé dans les replis bouffants de l'uniforme tissé aux couleurs D'Archibel.
- Qu'est-ce qui se passe ici ? demanda-t-il au guerrier le plus proche.
- Nous venons étouffer la rébellion vulgaire !
- Quelle rébellion ? Dois-je comprendre que le seigneur D'Archibel, loué soit son nom, a perdu toute notion des...
La fin de sa tirade fut masquée par le bruit d'une explosion. L'éclair aveugla Adrien un bref moment, assez pour que le soldat qu'il interrogeait disparaisse au cri de : "Explosifs !".
Le massacre commença, les citoyens qui avaient le malheur de courir dans la mauvaise direction furent abattus à l'arme blanche par la garnison. Le commissaire Adrien gémit et tira un coup de semonce.
- Arrêtez !
Personne ne l'entendit, nul être ne l'écouta, la confusion s'accrut. Il vit des projectiles divers, bancs, pavés, voler dans l'air, dans la fumée noire qui s'accumulait ; quelque part, des bâtiments flambait. Dans le lointain, il y eut d'autres bruits d'explosion.
- Pas croyable tout ce que l'on peut faire avec quelques petites bombes, hein ?
Adrien se retourna ; il n'y avait personne. Il aurait juré que c'était la voix du Héron. Il assembla enfin les pièces du puzzle ; le triste individu n'avait fait que leur inventer une révolution, et c'était lui, bien sûr, qui avait créé le drame de l'enfant noble, pas d'une manière si différente de celle dont il avait lancé le Boucher sur le premier garçon. Les esprits échauffés déchaînaient les tensions toujours sous-jacentes dans les petits villages.
Impossible d'arrêter ça. Il devait se mettre à couvert ou mourir avec les autres.
Le commissaire se précipita dans les ruelles, se taxant de lâcheté, mais ne cessant pas de courir pour autant. Il y avait tant à faire, tant de gens que l'on pouvait faire sortir de Sainte-Côme, sans parler du seigneur D'Archibel qu'il pouvait contacter pour faire cesser la chose. Mais voilà , il risquait de perdre sa propre existence dans l'effort et n'était même pas sûr d'améliorer quoi que ce soit.
Sa course s'interrompit face à un mur de flammes. Il était coincé, c'était là l'un des foyers de l'incendie qui s'étendait. Et un instant, il crut que la grande silhouette qu'il voyait là marchait dans la géhenne, lui tournant le dos. Quand elle se retourna, un bref instant, il reprit ses esprits : personne ne pouvait survivre à une chaleur pareille, elle était au-delà de la barrière de feu. De même, ce qu'il avait pris pour un sabre d'une longueur démesurée n'était jamais qu'une tige de métal courbée, pliée, dépassant des ruines calcinées d'un domicile funèbre, et les cheveux du Héron n'étaient pas argentés, juste saupoudrés de cendres.
L'homme ne fit pas volte-face entièrement, il se contenta de pivoter un brin, de tourner la tête vers lui, et de lui sourire, avant de s'éloigner au-delà des grandes flammes.
Adrien se jura d'anéantir cet être, et ce fut là sa dernière parole claire, car une balle perdue le toucha en plein torse. Il alla rouler à terre ; son agonie fut longue, il eut tout le loisir d'observer la dernière nuit de Sainte-Côme de Franche-Comté.
Jusqu'à la fin, il tenta de penser à la camionnette qui roulait loin de la ville, mais au final, il ne songea plus qu'aux filles qu'il avait aimé, et la fournaise se referma sur lui.
- Ca fait trois années, Rennemaille.
Le sorcier parvint à dissimuler son irritation. A nouveau, ses confrères lui reprochaient son inefficacité, alors qu'il n'avait aucune part dans cet échec passé.
- Trois années que Mikhael a disparu, reprit un autre visage de lumière. Probablement capturé par nos ennemis. Rafael a péri au cours d'une bataille, nous avons réussi à ramener Uriel... seul le sort de Gabriel demeure incertain. Notre agent en Franche-Comté a péri dans un... accident, et la ville d'accueil de l'élu a disparu dans un incendie, résultat d'un conflit incroyable.
- Gabriel a sans doute été récupéré par les cervelles d'oiseaux, fit Rennemaille.
Les six têtes de lumière douce se hochèrent en coeur autour de lui, sans qu'aucun corps ne les soutienne. Le sorcier songea à l'effet que devait produire son propre crâne, projeté en version illusoire dans les tours de ses confrères. Ses rares et longs cheveux, devenus spectraux, ressemblaient-ils à des filaments de feu céleste ? Ses yeux étincelaient-ils autant que ceux des autres mages ?
- Je vous l'ai déjà dit, reprit Rennemaille. Je ne suis pas responsable de cette méprise. La créature que j'ai invoqué a mal compris ses objectifs, tout cela n'est qu'un malentendu.
- Un malentendu qui nous a coûté un élu ! clama l'une des têtes. Vous auriez dû y aller en personne... c'est ce que les mages de Varsovie ont fait !
- Le village des fées était diablement loin, et je n'ai eu aucun soutien ! Une équipe entière de sorciers surentraînés, avec des combinaisons de combat, il est certain que ça n'a pas peur de se rendre dans le feu de l'action... mais pour ma part, je suis un érudit et pas un combattant.
- Et votre protégé, Rennemaille ?
- On s'occupe de lui, répliqua le sorcier. Un jour, je lui expliquerai sa destinée.
- Il n'a aucune destinée ! rugirent les têtes ignées en choeur. Cet enfant n'a pas la moindre importance, pas l'ombre d'une aura particulière, aussi dérisoire par rapport aux élus, ou même aux oiseaux, qu'une crevette face à un grand démon !
- Nous verrons. Il a autant le droit qu'un autre de savoir qui a détruit son village, ses amis, sa famille. Il a le droit d'essayer de se venger, même sans y arriver. J'aimerais que vous cessiez de me seriner que mon protégé n'a aucune importance, que j'ai échoué à sauver Mikhael, que nous ne disposons que d'un élu sur quatre. Tenez-moi au courant, plutôt, de la croissance de ce fameux Uriel, notre carte maîtresse, qui aura à affronter deux de ses pareils si les oiseaux se sont montrés moitié aussi habiles que nous le pensons. Les échecs du passé n'ont aujourd'hui que peu d'importance.
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