Le réveil m'arrache aux bras de Morphée et, en grognant, je me lève lentement, une main tâtonnant pour trouver mes lunettes, l'autre coupant la sonnerie assourdissante.
Il est huit heures, et, après avoir pris une douche et m'être habillé, je me dirige vers la cafétéria du bâtiment où moi et mes collègues logent. Comme pour quasiment tout le monde ici, le seul élément vraiment important dans mon petit-déjeuner est le café noir qui transforme les zombies à moitié réveillés en travailleurs productifs.
Il est neuf heures et je suis au travail, en train de réfléchir, pour essayer de résoudre un problème qui nous bloque tous. L'humeur est maussade, et les seuls bruits que j'entends sont ceux du papier que l'on froisse et des grognements de celui qui jette sa feuille dans une corbeille déjà bien remplie.
Après quelques feuilles déchirées et des jurons difficilement retenus, je sors du bâtiment pour griller une cigarette.
La fumée me remplit mes poumons, sa nicotine pénètre dans mon corps, et, comme pour toute drogue, me procure un sentiment de bien-être que je ne trouve nulle part ailleurs, si ce n'est dans la physique.
Alors que je rentre, un coursier apporte le résultat de calculs à l'un des hommes assis à son bureau. A la lecture de ces résultats, il pique un coup de colère et envoie la feuille roulée en boule au travers de la pièce.
Alors que le coursier vient de s'éclipser, le propriétaire du projectile de papier nous présente ses excuses pour son comportement.
Tout le monde ici le comprend, puisque chacun a vu une ou plusieurs de ses idées démontées avec le retour du coursier du centre de calcul.
Au soulagement des autres, cependant, je lui propose d'aller prendre un café et de m'expliquer son idée.
Comme moi, des idées, il en a à revendre. C'est en le voyant s'énerver en décrivant pourquoi ce qu'il avait proposé pour contourner la difficulté ne pouvait fonctionner que je compris à quel point la situation devenait critique.
Quand Dick, l'un des types les plus sympas qui bosse ici se met à s'énerver comme un quinquagénaire aigri alors qu'il n'a même pas trente ans, c'est que la situation est vraiment grave.
Après une ou deux heures de travail sans quoi que ce soit de notable, nous allons à nouveau à la cafétéria pour déjeuner.
L'obstacle est le sujet central de toutes les conversations. Alors que je me pose à table, je suis un peu ébahi par le spectacle devant moi : des dizaines d'ingénieurs et de scientifiques discutent dans une demi-douzaine de langues différentes, tous essayant de résoudre le même problème.
Et pourtant, la solution nous échappe.
Après avoir fini mon repas, je rejoins un petit groupe écoutant les informations à la radio, puis je m'écarte lorsque les physiciens se mettent à les commenter. Tout ce que je sais, c'est que notre projet ne fera la une des journaux que si ce problème est résolu.
Je sors pour fumer une autre cigarette, quand je m'aperçois que ma boîte d'allumettes est vide. Revenant dans les bureaux désertés à l'heure du déjeuner, je cherche rapidement un briquet ou des allumettes, mais rien de tel n'est présent. En revanche, il y a une loupe sur l'un des bureaux. Je la prends, ainsi qu'un peu de papier dans une des corbeilles.
Je suis à présent dehors, et je mets la loupe de manière à l'enflammer le papier. Mon corps en manque de nicotine exulte lorsque le feu prend sur la boule de papier.
C'est là que j'ai compris.
Ecrasant rapidement la boule enflammée, et laissant ma cigarette par terre, je cours vers la bâtiment, alors que dans ma tête les calculs commencent à se mettre en place.
Seuls dans les bureaux, je noircis les feuilles de calculs et de dessins, mon idée prenant forme alors que je l'écris.
Quand je relève la tête, je m'aperçois que les autres sont revenus entretemps, et à nouveau s'acharnent sur le problème que je viens de résoudre.
Je m'apprête à appeler les autres pour leur montrer mon approche, lorsque ce sentiment de bien-être causé par la résolution du problème s'évanouit, laissant place au doute.
Tout le projet repose entre mes mains.
Si je donne le paquet devant moi, il passera dans sa phase finale, et j'y aurai contribué de manière indiscutable, à lui, mais aussi à tout ce qui arrivera par la suite avec ses conséquences.
Je ne peux assumer cela, comprenant les implications immédiates de ces calculs, et ayant une idée de leurs conséquences à long termes.
Je me lève, prend mes cigarettes et les feuilles, et, après avoir emprunté une boîte d'allumettes à Dick, je sors dehors.
Je craque l'allumette, et je prends la première feuille, gardant les autres sous le pied, prêt à faire preuve de courage, ou de folie, selon le point de vue.
Je regarde ma feuille, et m'apprête à la détruire lorsque quelqu'un s'approche.
J'éteins l'allumette, et me tourne vers celui qui s'approche.
Ma lâcheté prend le dessus, et, alors qu'il me salue, en allumant sa pipe, je lui dis :
- Je crois que j'ai une idée, professeur
Oppenheimer.
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