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Au XXIIe siècle, une formidable opportunité sociologique est offerte à tous ceux qui en ont l'ambition et le sérieux : une chance de bâtir une société utopique telle qu'ils la conçoivent. Des planétoïdes terraformés, chapeautés par le Conseil des utopies (organisation administrative), accueillent chacun une expérience de ce genre. L'un de ces planétoïdes est baptisé Kirinyaga, du nom kikuyu pour le mont Kenya. C'est son histoire que nous allons suivre...
A l'origine de cette saga constituée d'une dizaine de nouvelles-chapitres il y a le projet d'Orson Scott Card de publier un recueil de nouvelles basées sur le concept d'utopie. Il contacte divers écrivains de science-fiction et leur présente le postulat de départ - que j'ai exposé ci-dessus ; l'un de ces auteurs est Mike Resnick.
A ce niveau de la présentation, il est important de savoir que Resnick est passionné par l'Afrique et plus précisément l'Afrique orientale. Cette influence a marqué profondément son œuvre d'auteur de science-fiction, lui conférant une couleur des plus originales et orientant fortement ses thématiques.
Resnick répond présent à l'appel et décide de mettre en scène une utopie kikuyu (les Kikuyus sont une des ethnies du Kenya actuel). Après avoir livré la nouvelle attendue, Resnick se rend compte qu'il peut aller bien plus loin et au gré des années en écrira d'autres à sa suite, qui au final seront autant de "chapitres" de la saga de Kirinyaga.
Le personnage central, tant du point de vue scénaristique que de la technique narrative, est Koriba. Koriba est le mundumugu de Kirinyaga, c'est à dire le sorcier et le gardien de la tradition ; comme il l'explique lui-même, il est l'homme le plus puissant de tout son peuple car si les chefs de village peuvent commander, c'est le mundumugu qui préserve, interprète et veille à faire appliquer la loi, tranchant entre ce qui est bon et ce qui ne l'est pas pour son peuple. Il est le pivot sur lequel tout repose.
Koriba est un personnage des plus intéressants. Né au Kenya, il fait des études à Cambridge et à Yale, dont il sort diplômé ; mais il développe, à un moment donné de sa vie, une pensée "nationaliste" qui le pousse à rejeter tout ce qui est occidental et à se faire le chantre de la culture kikuyu originelle, d'avant le contact avec les Européens. C'est sa détermination à offrir une nouvelle chance à ceux de son peuple qui, comme lui, rejettent les influences extérieures qui conduit à la concrétisation de l'utopie Kirinyaga.
De son poste de mundumugu, Koriba est en fait le gardien de Kirinyaga et de sa raison d'être originelle : permettre aux Kikuyus de renouer avec leur culture et de vivre suivant leurs traditions, d'être de nouveau le peuple qu'ils étaient avant sa contamination par le style de vie européen qui aboutit à son abâtardissement et à sa transformation en "ces Européens noirs, la tribu artificielle des Kenyans". Par ses contes qui cachent autant de paraboles, il éduque, guide et conseille les siens, luttant férocement contre tout changement au nom de la préservation de l'identité kikuyu.
La question au cœur de Kirinyaga est moins la nature de l'utopie (Resnick n'ayant pas cherché à répondre à cette question en imaginant une société totalement fantaisiste et inédite) que la nature d'une culture.
Koriba et ceux qui l'ont suivi dans son combat pour Kirinyaga puis sur place voulaient renouer avec leur mode de vie ancestral, leur culture dans sa forme pure, garante de leur identité ethnique ; afin d'éviter que l'Histoire du Kenya ne se répète, Koriba se bat farouchement pour que ce Graal si difficilement atteint perdure intact, c'est à dire exempt de tout changement. Mais s'il est relativement facile, sur un planétoïde perdu au milieu de l'espace, de lutter contre les influences extérieures, celles qui surgissent à l'intérieur même de Kirirnyaga et qui, à chaque fois, prennent Koriba de court car il ne s'attendait pas à devoir batailler sur ce front, sont bien plus difficiles à éconduire.
Une culture peut-elle changer ou est-ce synonyme de mort pour elle ? Kirinyaga peut-il évoluer et demeurer une utopie kikuyu ou deviendra-t-il un deuxième Kenya ? La réflexion est rendue d'autant plus passionnante et complexe que le cas étudié (la formation du Kenya à partir de l'ancienne colonie britannique) regorge d'exemples qui montrent tout le mal que peut faire l'introduction irréfléchie de traits étrangers à un mode de vie jusque là en équilibre - "Si l'eau devient facile à se procurer, elle devient facile à gaspiller. Et nous n'avons pas plus d'eau à gaspiller ici sur Kirinyaga que nous n'en avions au Kenya, où tous les lacs sont à sec grâce à des hommes clairvoyants comme [celui qui parle d'introduire l'eau courante].".
Je vous invite à lire cet excellent ouvrage et à proposer ensuite votre propre réponse...
kwaheri !