Moi, je suis entièrement d'accord avec l'argumentaire de Delacroix. L'horreur et le sentiment ne doivent pas entrer en ligne de compte quand on fait de l'histoire.
Le nazisme, un sujet pas comme un autre ? Du point de vue de la mémoire, je ne sais. Du point de vue de l'histoire, j'oserai dire que pour ma part je considère que c'est faux. Pour moi, l'historien est dans la même position que le scientifique qui a à disséquer d'une part le cadavre d'un criminel, de l'autre celui d'un grand bienfaiteur. Ledit scientifique ne s'occupe pas de juger lequel est bon, lequel est mauvais, il dissèque, point. Le jugement moral est hors-sujet ; on n'a affaire qu'à deux tas d'organes, d'os et de chair. Et bien, de même l'historien n'a affaire qu'à des tas de faits, qu'il analyse et tente de comprendre. Malheur à lui s'il se lance dans les jugements de valeur. J'aurais presque envie de faire appel à la philosophie de Heidegger (mais, vu le sujet qui nous occupe, ça peut sembler douteux) et de dire que l'historien doit se préoccuper de l'être, c'est à dire de ce que la chose est en elle-même et indépendamment de tout le reste, et non pas de l'étant, c'est à dire des propriétés extérieures que l'on prête à la chose.
Le communautarisme, maintenant. J'ai l'impression, Captain, que ce que tu dis reviens à combattre le feu par le feu. Puisque certains disent que nous sommes inférieurs, disons que nous sommes supérieurs, ça équilibrera. A mes yeux, c'est un bon vieux schéma d'escalade symétrique. Je n'en démordrai pas, les cérémonies officielles, les cortèges, le pathos que l'on fait autour de tout ça, c'est de la connerie. Et que certains qui n'ont même pas connu les faits les prennent pour prétexte afin de dire qu'ils sont des sortes d'intouchables qu'on n'a pas le droit de critiquer, ça me les brise menu. Quand on se croit meilleur que les autres, quand on cherche à toute force à affirmer sa différence et son statut particulier, il ne faut pas s'étonner qu'il y ait, après, de la discrimination. Non vraiment, ce sont là des actes que jamais, mes vieux principes égalitaristes républicains ne parviendront à pardonner. Et, devant tout ceci, je reprendrai ces deux vers du Ca ira ! des révolutionnaires de 1789 : Celui qui s'élève, on l'abaissera, Celui qui s'abaisse, on l'élèvera.
De plus, je vais reposer ici des questions déjà posées ailleurs, mais auxquelles on ne m'a pas apporté de réponse : quels sont les critères d'éligibilité au titre de "peuple martyr" ? Il serait temps de les définir clairement, messieurs les adeptes du "devoir de mémoire", pour pouvoir répondre à tous les groupes divers qui réclament ce titre, comme s'il s'agissait de quelque chose de glorieux. Chacun veut avoir été une victime ; car avoir souffert, c'est beau, c'est noble, c'est glorieux, cela excuse tout. Et qu'est ce qui empêche un crétin du sud-ouest de réclamer ce titre en raison de la croisade contre les Cathares ? D'ailleurs, certains le font. Généralement, on les considère comme des fantaisistes. Et alors ? Quelle est la durée de prescription ? Y en a pas, me semble-t-il, pour les crimes contre l'Humanité. Alors ça doit être une question de nombre de morts, ou de méthodes. Les débats vont être longs, la compétition va être dure : quel est le peuple le plus victime ? Car il ne s'agit pas seulement de l'être, il faut encore l'être plus que les autres. Citoyens, soyez de bons français, réclamez des cérémonies à la mémoire des gaulois massacrés par l'envahisseur romain ! Il en va du prestige national.
Et chacun de vouloir s'approprier l'histoire. Chacun de réclamer à grands cris ce que lui doit l'histoire. L'histoire ne doit rien à personne ! L'histoire se fout de qui est bon et qui est méchant. L'histoire se fout même de la prétendue tendance de l'Homme à faire le mal ou à faire le bien. Elle ne fait que constater. Alors, à tous ceux qui veulent de la mémoire, à tous ceux qui veulent des anathèmes et des médailles de martyr, allez ailleurs. Allez porter l'affaire devant la Foule Avide. Faites des émissions. Fondez une religion, ça ira très bien. Les martyrs, c'est bon pour le business religieux, coco. Mais de grâce, qu'on ne pollue pas le débat historique avec ces trucs-là .
Et tout ceci n'est pas une question de connaissances. C'est juste une question de méthodes. Si nous parlions philosophie, Captain Howdy, je ne manquerais pas d'opposer mon humanisme rationnel (et sans doute assez borné, mais bon) à ces histoires de méchanceté de l'Homme qui me rappelle, personellement, l'idée du péché originel ainsi que toute une série d'idéologies pessimistes (et généralement religieuses) que j'ai du mal à supporter. Mais il me semble qu'il s'agit ici d'histoire, et ces considérations n'ont rien à y faire.
Bref. Tout ceci me confirme dans mon opinion : impossible de discuter sereinement de ce qui n'est pourtant, historiquement, qu'un simple fait. Pas "un détail", comme disait le borgne, mais néanmoins ni plus ni moins qu'un fait. Comme vous l'aurez deviné à mes propos sans doute un peu trop rentre-dedans, ça m'énerve au plus haut point (et en plus il est tard). Et cela ne fait que me conforter dans l'idée que le mieux, c'est décidément de faire de l'histoire antique ou médiévale. Au moins on peut discuter objectivement des faits sans se faire agresser à tout bout de champ par un fanatique qui se fout bien de l'objectivité historique, mais veut absolument qu'on lui reconnaisse SON histoire plus que celle des autres et avec jugement de valeur à la clé. Comme c'est arrivé encore récemment à un historien qui a eu le malheur de discuter, dans son livre, de l'esclavage et de nuancer son propos. Mais c'est très bien, allons-y donc, continuons à faire de l'histoire comme ça, et dans dix ans, les manuels d'histoire battront à plates coutures ceux du bon vieux temps de la IIIème république en matière de non-neutralité.
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